Ukraine: quatre scénarios pour une guerre qui s’enlise
Lancée le 24 février comme une opération éclair par Vladimir Poutine, la guerre contre l’Ukraine va entrer dans son septième mois. Le conflit risque encore de durer et la diplomatie reste en sourdine. Une situation lourde de périls
Textes: Simon Petite. Photos: Miguel Medina / AFP; Olga Maltseva / AFP; Konstantin Mihalchevskiy / SNA / Imago; Stringer / Reuters; Alexander Ermochenko / Reuters.
Au début de l’été, l’armée russe annonçait la prise de l’oblast de Lougansk, après une sanglante bataille pour s’emparer du verrou de Severodonetsk. Depuis, les troupes russes piétinent. Moscou est encore loin de la conquête de l’oblast de Donetsk, qui parachèverait la prise du Donbass. D’autant que les séparatistes de Lougansk rechignent à combattre au-delà de leur république autoproclamée. Pourtant, le bassin minier de l’est de l’Ukraine, largement russophone, reste un objectif minimal pour Vladimir Poutine. Mais le Kremlin n’a pas renoncé à «démilitariser» et «dénazifier» l’Ukraine, deux buts de guerre bien plus larges.
Alors que l’invasion de l’Ukraine va entrer dans son second semestre, les fronts se figent. Malgré les énormes pertes qu’elle a subies – le pouvoir ukrainien avait brandi le chiffre de 500 soldats tués et blessés chaque jour au plus fort de la bataille de Severodonetsk, afin d’accélérer les livraisons d’armes occidentales –, l’armée ukrainienne ne s’est pas effondrée. Mais 20% du territoire ukrainien reste occupé. Les forces russes contrôlent aussi en grande partie l’accès à la mer Noire. Cela permet d’étrangler économiquement l’Ukraine et d’exercer un chantage sur de nombreux autres pays du monde qui dépendent des céréales ukrainiennes.
Face au risque d’une contre-offensive ukrainienne pour reconquérir la ville de Kherson, le centre de gravité de la guerre s’est déplacé. «L’armée russe a transféré 60% de ses effectifs au sud», observe Jean-Marc Rickli, directeur des risques émergents au Centre de politique de sécurité de Genève. Dans le rapport de force actuel, le chercheur voit difficilement l’Ukraine réussir à reprendre la province de Kherson et sa capitale tombées rapidement aux mains des envahisseurs.
A Moscou comme à Kiev, on espère toujours pouvoir forcer la décision sur le champ de bataille.
Dans une guerre de position, les assaillants doivent être trois fois plus nombreux pour espérer l’emporter sur les défenseurs, rappelle Jean-Marc Rickli. Chercheur à l’Académie militaire de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, Michel Wyss doute aussi de l’imminence d’une contre-offensive ukrainienne. «Elle relève peut-être davantage de l’opération de communication. Cette promesse sert à garder les alliés occidentaux mobilisés», dit-il. «Les deux armées sont en pause opérationnelle, estime Jean-Marc Rickli. Les troupes essaient de se reconstituer après les très lourdes pertes de ces derniers mois. Il y a des attaques de part et d’autre, mais sans grande avancée.»
Selon le Pentagone américain, l’armée russe aurait perdu entre 70 000 et 80 000 soldats – tués ou blessés – depuis le 24 février. «Comme la Russie dispose d’une puissance de feu supérieure, les pertes ukrainiennes sont probablement plus importantes que celles des Russes», pointe Michel Wyss, loin des 9000 morts annoncés lundi par Kiev. Certes, l’Ukraine dispose de plus de réserves de combattants motivés pour défendre leur pays engagé dans une guerre pour sa survie. Mais encore faut-il former ces soldats dans la perspective d’une reconquête. C’est ce qu’ont entrepris de faire le Royaume-Uni et d’autres pays européens «mais à une échelle insuffisante pour réussir une contre-offensive, et l’Ukraine manque de chars et de force de frappe», tempère Michel Wyss.
Lire aussi: A Severodonetsk, le dilemme mortel des Ukrainiens
Le président Volodymyr Zelensky répète que les combats ne cesseront pas avant la reconquête de tous les territoires perdus, y compris la Crimée. Le chef d’Etat est soutenu dans cette stratégie par plus de 80% d’Ukrainiens, selon un sondage américain réalisé avant la chute de Severodonetsk, au terme d’une défense acharnée mais désespérée.
«Pour l’instant, aucun des deux camps ne paraît assez affaibli pour faire des concessions, mais ni l’un ni l’autre n’est suffisamment dominant pour l’emporter militairement», résume Jean-Marc Rickli. A Moscou comme à Kiev, on espère toujours pouvoir forcer la décision sur le champ de bataille. Dans cette configuration, la diplomatie est en sourdine, même si les canaux de discussion ne sont pas coupés.
L’armée russe a appris de ses erreurs initiales, quand elle avait foncé à découvert sur Kiev pour décapiter le pouvoir ukrainien. La guerre de mouvement s’est progressivement transformée en guerre d’usure. La Russie poursuit ses bombardements, même si leur intensité a diminué. Les troupes russes espèrent reprendre leur grignotage de l’Ukraine. «L’objectif de Moscou n’est pas d’avancer rapidement, mais plutôt de dégrader les forces ukrainiennes», expose Michel Wyss. D’autant que Moscou pense que le temps joue désormais en sa faveur.
Bien sûr, les Etats-Unis continuent de soutenir massivement l’armée ukrainienne. L’administration Biden a annoncé vendredi un nouveau volet d’aide militaire de 775 millions de dollars. Mais, «à l’exception de la formation des militaires ukrainiens, le soutien européen semble s’essouffler», fait remarquer Michel Wyss. Dans son dernier rapport publié le 18 août, l’institut pour le développement économique de Kiel, en Allemagne, qui recense toutes les aides délivrées à l’Ukraine, relevait que ni l’Allemagne, ni la France, ni l’Italie n’avaient annoncé de nouveaux soutiens au mois de juillet, même si des livraisons d’armes précédemment promises ont été effectuées.
Les pays européens pourraient vaciller avec l’hiver et le risque de pénuries d’électricité.
Le président Volodymyr Zelensky voit bien le danger d’une fatigue de ses alliés occidentaux. Voilà pourquoi il promet une contre-offensive avant l’hiver. L’Ukraine ne connaît que trop bien les affres d’un conflit gelé: dans une indifférence internationale croissante, elle était en guerre depuis 2014 contre les séparatistes du Donbass soutenus par Moscou. «Au début de l’invasion russe, le président ukrainien a gagné la bataille de l’opinion par son courage. Mais ses discours revendicatifs réclamant davantage de soutien passent moins bien, son épouse est ainsi de plus en plus mise en avant pour adoucir le message de l’Ukraine», décrypte Jean-Marc Rickli.
Aux Etats-Unis, le soutien à l’Ukraine bénéficie d’un solide soutien bipartisan à même de résister aux élections de mi-mandat en novembre. Les pays européens, eux, pourraient vaciller avec l’hiver et le risque de pénuries d’électricité. Vladimir Poutine a en effet gardé l’initiative dans le domaine crucial du gaz, un secteur qui n’a pas été soumis aux sanctions en raison de la forte dépendance de certains pays de l’Union européenne, à l’instar de l’Allemagne. La Russie a fermé le robinet à plusieurs pays européens et en menace d’autres.
Lire également: Le prix du gaz est reparti à la hausse
«Les sanctions contre Moscou prendront du temps à produire leurs effets», analyse Erica Moret, chercheuse à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEAD) à Genève, qui a étudié les effets des précédentes mesures prises contre Moscou après l’annexion de la Crimée en 2014. «Même s’il ne s’attendait pas à des rétorsions aussi dures, le pouvoir russe s’était préparé avant l’invasion de l’Ukraine, par exemple en accumulant des devises.» La chercheuse souligne que les sanctions décidées depuis le 24 février l’ont été par les seuls pays occidentaux. «La Russie a trouvé de nouveaux acheteurs pour son pétrole, en particulier en Asie, même si l’exportation est plus compliquée et coûteuse.»
Moscou a su utiliser l’arme de la faim auprès des pays les plus dépendants des greniers russe et ukrainien.
Autre bonne nouvelle pour le Kremlin, la Russie n’a pas été mise au ban de la communauté internationale, comme l’espéraient les Occidentaux. Moscou a su utiliser l’arme de la faim auprès des pays les plus dépendants des greniers russe et ukrainien. De plus, Vladimir Poutine présente la guerre contre l’Ukraine comme un combat contre l’hégémonie occidentale, renversant les responsabilités du conflit, mais trouvant un écho favorable en Afrique ou en Asie.
Sur le front intérieur, la société russe est verrouillée. Le président russe s’est jusqu’ici refusé à décréter la mobilisation générale, afin de ne pas attiser l’opposition des Russes contre ce qui reste une «opération spéciale». L’armée russe compte donc surtout sur des volontaires, incités financièrement ou contraints à s’engager dans l’armée, ou sur les mercenaires du groupe Wagner. Si le Kremlin parvient à mobiliser davantage d’hommes et de ressources, il pourrait desserrer l’étreinte autour de Kherson, relancer son offensive vers le port d’Odessa, tout en maintenant la pression sur les autres fronts.
Face à la puissance de feu russe, les armes occidentales commencent à produire des effets. L’armée ukrainienne ne peut rivaliser en nombre d’obus tirés, mais, grâce aux canons fournis par les pays occidentaux, ses frappes se font plus précises. L’état-major ukrainien vise l’approvisionnement russe, afin de maximiser l’impact de chaque tir. Durant le mois d’août, l’Ukraine est parvenue pour la première fois à frapper la Crimée. On ignore comment les Ukrainiens s’y sont pris. S’agissait-il de missiles ou d’actions de partisans derrière les lignes de l’ennemi? Dans les deux cas, c’est une mauvaise nouvelle pour Moscou.
Lire à ce sujet: En Crimée, un nouveau front et beaucoup de questions
Pour Michel Wyss, «les actions ukrainiennes sont spectaculaires, mais avant tout symboliques. Elles visent à maintenir le moral des Ukrainiens et les soutiens extérieurs.» Jean-Marc Rickli pense que «la guerre se décidera sur le front logistique et des capacités, et donc la faculté de frapper le ravitaillement de l’ennemi est stratégique».
«Plus les forces russes progresseront et s’éloigneront de leurs bases arrière, plus elles seront vulnérables, développe Jean-Marc Rickli. Et conquérir des territoires est une chose, les tenir en est une autre. Les forces d’occupation mènent une politique de russification brutale vouée à l’échec.» Moscou a annoncé des référendums visant à rattacher les régions occupées à la fédération russe, mais aucun de ces scrutins n’a encore eu lieu. Et les attaques en Crimée, pourtant annexée par la Russie depuis huit ans, montrent les limites de cette stratégie.
L’armée ukrainienne marche sur une ligne de crête extrêmement périlleuse. Elle doit faire valoir des succès, mais sans provoquer une plus grande mobilisation guerrière de l’immense Russie. Tout dépendra du soutien occidental, en particulier américain. La reprise de Kherson marquerait un tournant. Les Etats-Unis pourraient ensuite contraindre les Ukrainiens à négocier, s’ils estiment que la Russie a été suffisamment affaiblie.
La reprise de Kherson marquerait un tournant.
Quant aux sanctions, à moins d’un accord de paix, elles ne sont pas près d’être levées. Malgré leurs limites, elles produiront de plus en plus d’effets sur la Russie. «Elles ont déjà considérablement augmenté le coût de la guerre contre l’Ukraine, relève Erica Moret. Les transactions financières sont plus compliquées. Et un millier d’entreprises étrangères ont déjà quitté la Russie, un mouvement sans précédent. Cela limite les transferts de technologie et cela va progressivement affaiblir le pays.» La chercheuse souligne aussi que convaincre d’autres pays de rejoindre les sanctions occidentales contre Moscou n’est pas perdu d’avance. «Dans le passé, les Etats-Unis ont réussi à faire pression sur l’Inde pour ne plus acheter de pétrole iranien», rappelle Erica Moret, qui doute en revanche de pouvoir compter un jour sur la Chine.
C’est le scénario catastrophe qui précipiterait de nouveaux pays dans le conflit. Ce saut dans l’inconnu entraînerait l’Europe et l’OTAN dans un conflit direct avec la Russie, avec une potentielle escalade nucléaire. «Le risque de l’utilisation de l’arme atomique a plutôt diminué, relativise Jean-Marc Rickli. Les tensions ont été à leur comble fin février quand la Russie a mis ses forces nucléaires en état d’alerte. Depuis, Moscou a brandi plusieurs fois cette menace, mais sans conséquence.»
Reste la possibilité d’un accident nucléaire dans les centrales ukrainiennes. La plus grande d’entre elles, à Zaporijjia, occupée depuis mars par les forces russes, est sur la ligne de front. Les deux camps s’accusent de viser l’usine et de l’utiliser comme base militaire. Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres a mis en garde contre un «suicide» collectif. Un accident nucléaire aurait des conséquences incalculables et rebattrait les cartes du conflit. Jusqu’à forcer les pays occidentaux à intervenir directement en Ukraine?
Si le soutien à l’Ukraine se poursuit, voire se renforce, et que l’armée russe recule, Moscou considérera des mesures plus drastiques.
L’exportation des céréales ukrainiennes par la mer Noire est un autre front brûlant. La Turquie et l’ONU ont arraché un accord pour que la Russie laisse passer les bateaux, mais le mécanisme est fragile et la méfiance énorme. L’attaque contre un de ces navires provoquerait une nouvelle escalade.
De manière générale, «les risques d’embrasement généralisé sont toujours aussi élevés», estime Michel Wyss, même si la communauté internationale s’est accoutumée à cette situation exceptionnellement périlleuse. «La guerre en Ukraine répond à un certain nombre de règles tacites, poursuit l’analyste militaire, comme le fait de ne pas utiliser les armements occidentaux pour frapper le territoire russe.» Mais les lignes rouges ambiguës et sans cesse repoussées, une mauvaise interprétation ou un tir volontaire ou accidentel qui toucherait la Pologne ou la Roumanie, par où transitent les armes occidentales, sont toujours possibles. La Russie n’a pas réussi à entraver l’aide militaire. Si le soutien à l’Ukraine se poursuit, voire se renforce, et que l’armée russe recule, Moscou considérera des mesures plus drastiques.
Retrouvez notre suivi en continu de la guerre en Ukraine
Michel Wyss, qui a étudié les exemples passés, n’hésite pas à parler de guerre par procuration entre les pays occidentaux et la Russie. Ces derniers assurent qu’ils ne sont nullement en guerre contre Moscou mais sont venus au secours d’un pays souverain victime d’une agression. «La guerre par procuration n’est pas un gros mot, et n’enlève rien à la responsabilité écrasante de la Russie dans le déclenchement de ce conflit, défend Michel Wyss. Durant la guerre froide, cette configuration permettait d’éviter une escalade. Cela n’excluait pas la présence de conseillers militaires, mais sans provoquer de déflagration entre les deux superpuissances.» Le chercheur serait d’ailleurs étonné s’il n’y avait pas de forces spéciales occidentales en Ukraine. «La guerre par procuration décrit le mieux la réalité actuelle, conclut-il. La confrontation avec la Russie va durer des années et elle dépasse déjà l’Ukraine, nous devons nous y préparer.»
Un retour sur nos hypothèses: «Le Temps» esquisse ses scénarios, mais on ignore toujours les intentions de Vladimir Poutine
Vous aimez nos longs formats?
Le Temps met tout son cœur à réaliser des contenus interactifs et immersifs, que vous pouvez retrouver sur tous vos supports. Journalistes, photographes, vidéastes, graphistes et développeurs collaborent étroitement pendant plusieurs semaines ou mois pour vous proposer des longs formats comme celui-ci, qui répondent à une grande exigence éditoriale.
Leur réalisation prend du temps et des ressources considérables. Nous sommes cependant persuadés que ces investissements en valent la peine, et avons fait le choix de laisser certains de ces contenus en libre accès et dépourvus de publicité. Un choix rendu possible par le soutien de nos fidèles et nouveaux lecteurs.
Pour continuer à travailler en totale indépendance éditoriale et produire des contenus interactifs, Le Temps compte sur vous. Si vous souhaitez nous soutenir, souscrivez dès maintenant un abonnement!
Nous espérons vous compter encore longtemps parmi nos lecteurs.