De quelle tribu du climat êtes-vous?
Tandis que les uns jettent de la purée sur des œuvres d’art, les autres veulent ensemencer les nuages: la crise climatique a divisé la société en de nouveaux groupes. Petite étude de ces différents mouvements
- Alan Cassidy, collaboration Claudia Mäder et Carole Koch (NZZ am Sonntag).
- Traduction: Le Temps.
- Dessins: Anna Rupprecht pour la NZZ am Sonntag.
- Réalisation web: Nicolas Dufour
Qui continue à ne pas croire à un changement climatique qui serait l’œuvre de l’Homme? Une minorité, en voie de disparition. Moins de 10% des Suisses contestent encore que le réchauffement de l’environnement est causé par l’Homme et qu’il place le monde face à un grave problème. C’est ce qu’indique le Panel suisse de l’environnement que l’EPFZ publie en collaboration avec l’Office fédéral de l’environnement.
Reste que le débat public ne reflète pas ce résultat. Lorsqu’on discute du changement climatique dans les médias classiques et sur les réseaux sociaux, on garde l’impression que tout se joue entre deux camps: ceux qui croient au changement climatique et ceux qui le contestent.
Des points de vue qui éclatent dans tous les sens
Or il existe désormais de nombreux points de vue sur la crise du climat: ceux de gauche et des libertaires, ceux des critiques de la croissance et des fondus de technologies, ceux des optimistes et des pessimistes. L’époque où seuls des activistes de l’environnement, des scientifiques et des jeunes s’intéressaient au sujet est révolue. De nos jours, de larges cercles de la société se préoccupent de la question climatique – tout en tirant des conclusions très différentes.
Les sciences sociales tentent de rendre compte de ces différences.
L’étude «Global Warming’s Six Americas» de l’Université de Yale décrivait en 2009 six groupes dans la population américaine en fonction de leur perception du changement climatique: les «alarmés», les «inquiets», les «circonspects», les «non concernés», les «dubitatifs» et les «dénégatoires». Les auteurs ont régulièrement réitéré leur enquête et constaté que le groupe des «alarmés» avait fait un bond depuis 2018: il comprend aujourd’hui un tiers des Américains. L’étude de Yale a été transposée à d’autres pays, dont l’Allemagne. En Suisse il n’y a pas eu de telle enquête à ce jour.
La définition des nouvelles «tribus»
Aux Etats-Unis, Nadia Asparouhova a voulu creuser davantage. Chercheuse indépendante, elle étudie normalement le secteur technologique. Pour cerner comment la société perçoit la crise climatique, elle a analysé des articles, des blogs, des podcasts et des tweets portant sur le changement climatique et fait ses propres interviews. Elle en a déduit sept groupes et les a qualifiés de «tribus» (tribes). «Elles sont toutes unies par la conviction que le changement climatique est une réalité urgente, constate-t-elle. En revanche, leurs narratifs et leurs solutions sont extrêmement différents.»
Nombre de ces tribus que Nadia Asparouhova a classées aux Etats-Unis existent aussi en Europe et chez nous – avec parfois des profils un peu spécifiques. Après avoir consulté des scientifiques et des experts de la politique et du climat en Suisse, la NZZ am Sonntag a élaboré pour cet article une typologie de six tribus. Les limites sont fluides, plusieurs groupes partagent des convictions analogues et il faudra sans doute piocher dans les idées de tous pour maîtriser la crise du climat.
Leur credo
Les techno-optimistes considèrent le changement climatique comme un problème que l’humanité peut résoudre grâce aux innovations. Ils croient au progrès et sont persuadés que le génie humain fournira toujours des inventions révolutionnaires. Par conséquent, les membres de cette tribu misent encore sur la croissance et sont peu enclins à suggérer des renoncements ou des changements de comportement. Leur objectif est un monde où tout le monde peut consommer sans arrière-pensée et où l’énergie est en surabondance. Pas l’énergie fossile, bien sûr, mais celle qui est propre. A cette fin, aux yeux des techno-optimistes, il faut aussi peu de directives et de réglementations étatiques que possible, car elles entravent l’innovation. Les initiatives privées contribuent le plus à la maîtrise de la crise du climat et passent pour des modèles d’affaires attrayants.
Ce qu’ils font
Les techno-optimistes soutiennent toutes les inventions capables de maintenir le style de vie habituel. Par exemple, la «viande» de laboratoire, le kérosène synthétique pour les avions et les protéines d’insectes en guise de fourrage pour le bétail. Pour eux, il est essentiel de produire et stocker de l’énergie issue de sources propres: outre le vent et le soleil ils privilégient la géothermie et l’hydrogène. Nombre d’entre eux voient aussi le nucléaire comme une source d’énergie verte. Par ailleurs, cette tribu mise sur les technologies qui nettoient l’atmosphère du CO2 et le stockent dans le sous-sol. Bien des techno-optimistes envisagent aussi des interventions directes sur le climat. Par exemple, des tentatives d’ensemencer les nuages et de modifier l’atmosphère de façon à ce que moins de lumière du soleil atteigne la surface de la terre. Les représentants les plus extrêmes de la tribu songent à des solutions ailleurs: quand la technologie permettra de coloniser la Lune ou Mars, on laissera tout simplement le casse-tête climatique derrière soi.
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Qui ils sont
Ce sont surtout les entreprises actives dans le secteur en croissance des technologies climatiques qui ont foi en ces projets. Et attirent toujours plus d’investisseurs et de capital. Au niveau politique, la tribu a également ses ambassadeurs, souvent proches du PLR. Certains s’activent dans des think tanks comme Avenir Suisse. Au niveau international, Bill Gates et Elon Musk en sont des parangons.
Leur credo
Les urbanophiles voient le monde comme un réseau de zones densément habitées. Aujourd’hui déjà, les centres urbains sont responsables de 70% des émissions globales de CO2 et de 80% de la consommation d’énergie. D’ici à 2050, selon les prévisions, près des trois quarts de l’humanité habiteront en ville. Aussi les urbanophiles voient-ils les villes comme le front crucial où porter la bataille contre le changement climatique: c’est en y intervenant qu’on obtiendra les meilleurs résultats. Par ailleurs, en termes de politique climatique, les villes ont souvent plus de marge de manœuvre que les gouvernements des Etats, ce qui leur permet d’investir dans des projets expérimentaux. Les représentants de cette tribu sont aussi partisans de la croissance et pensent que la crise du climat peut être maîtrisée à l’aide des technologies. A la différence des techno-optimistes, ils soulignent toutefois le rôle des solutions collectives et de l’action de l’Etat.
Ce qu’ils font
Les fidèles de cette tribu urbaine veulent réinventer la ville et en transformer l’infrastructure. En commençant par l’aménagement du territoire: les quartiers urbains doivent si possible être libérés des voitures et les immeubles ne doivent pas gaspiller l’énergie. La vision de cette tribu est celle d'une smart city, une ville intelligente faite de bâtisses entièrement numérisées qui mesurent et optimisent en permanence leur consommation d’énergie. Les urbanophiles entendent réduire les émissions venues du trafic par l’autopartage ou par des modèles de prêt de véhicules. Les îlots de chaleur qui affectent toujours plus les villes sont combattus en augmentant les surfaces vertes. Autre objectif: exploiter le paysage urbain pour produire des denrées alimentaires. Singapour prévoit par exemple de couvrir 30% de ses besoins alimentaires d’ici à dix ans à l’aide de fermes verticales, des serres à haute efficacité entièrement automatisées.
Qui ils sont
Urbanistes, architectes ou aménagistes aiguillonnent les politiques. Dans le monde entier, on voit des villes et leurs maires s’affilier à l’organisation C40 Cities Climate Leadership Group. Aux Etats-Unis, il existe depuis 2014 un réseau de climate mayors. En Suisse, l’Alliance pour le climat se revendique d’une Charte pour le climat et l’énergie des villes et communes. Le politologue américain Benjamin Barber, décédé en 2017, passait pour le maître à penser des urbanophiles. Il pensait que le monde ne pouvait être sauvé que si les villes en devenaient le principal moteur politique.
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Leur credo
Pour combattre le changement climatique, il faut non seulement plus de technologies mais surtout une meilleure coopération mondiale dans les réglementations. Les globalistes sont convaincus qu’isolément, les pays sont trop petits pour agir de façon appropriée contre le changement climatique. A leurs yeux, il faut des institutions fortes, capables de gérer judicieusement des ressources limitées et de prévoir des incitations pour favoriser de nouveaux développements. Les représentants de cette tribu jugent également que le marché est important. A la différence des techno-optimistes, ils sont toutefois d’avis que seules des directives contraignantes et applicables à tout le monde conduiront à une restructuration verte de l’économie. Leur but numéro un est de réduire la consommation d’énergie et les émissions de CO2. Dans ce contexte, ils voient les réglementations à édicter comme le moyen d’imposer des changements de comportement. Alors que les techno-optimistes se sentent chez eux parmi les start-up, les globalistes agissent plus volontiers auprès des grands groupes.
Ce qu’ils font
Ils empruntent pas mal de leurs stratégies au monde des affaires. Il leur importe donc de mesurer les problèmes, de les assortir d’un prix et de négocier. Les globalistes attachent une grande importance aux objectifs d’émissions contraignants pour les Etats et les entreprises. Ils ont une préférence pour des instruments tels que le commerce de certificats d’émission et la fiscalisation des émissions de gaz à effet de serre. Ils entendent lier les investissements à des critères environnementaux et considèrent les solutions climatiques comme un modèle d’affaires: économie, prospérité et protection du climat vont obligatoirement ensemble. Bien des représentants de cette tribu apprécient les approches venues du conseil en management, qui contraignent les entreprises à fixer et atteindre des indicateurs mesurables. Cela explique leur inclination à un jargon de conseillers d’entreprise.
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Qui ils sont
Les globalistes sont des protecteurs du climat en costume-cravate. Les conférences annuelles sur le climat de l’ONU, où des délégués de tous les pays chipotent sur des objectifs communs, comptent parmi leurs rendez-vous prioritaires. En Europe, ils négocient le EU Green Deal. Et en Suisse, les représentants de cette tribu se sentent notamment chez eux au WEF de Davos, où ils se retrouvent régulièrement pour échanger leurs idées.
Leur credo
Pour les écologistes, les limites de la croissance sont déjà atteintes. A l’instar des mouvements écologistes du XXe siècle, ils considèrent l’avenir sur le mode pessimiste. Ils doutent fort que le changement climatique puisse être maîtrisé par des solutions techniques. Et ils jettent un regard critique sur le monde de l’économie: à leurs yeux, l’idée de profit est responsable de la surexploitation de la nature. Ils jugent donc inconciliables la protection du climat et la croissance économique. Les écologistes considèrent le lobbyisme de l’industrie des énergies fossiles comme le plus grand obstacle à la protection du climat. Si bien qu’à leur avis, l’Etat doit intervenir là où l’économie échoue. Ils lient évidemment la question climatique à celle, plus grave, de la justice. Les écologistes sont convaincus que les pays du nord ont assuré leur prospérité en pillant le sud. Et, étant donné qu’ils causent ainsi le réchauffement du climat, c’est à eux de payer pour les dommages.
Ce qu’ils font
Les écologistes s’engagent énergiquement en politique. Dans leurs campagnes, ils exigent que les pays riches et leurs industries assument davantage de responsabilités et soutiennent financièrement les pays affectés. Depuis peu, ils empruntent aussi la voie juridique et tentent de traduire en justice des entreprises comme le cimentier Holcim. Nombre d’adeptes de cette tribu plaident pour la croissance zéro et prêchent pour des modèles qui se détournent du capitalisme. Pour eux, ce n’est pas une option de poursuivre la même vie qu’aujourd’hui, comme les techno-optimistes espèrent le permettre par leurs innovations. Ils jugent incontournables les changements de comportement et les renoncements. Les écologistes s’efforcent donc aussi de réduire leur empreinte écologique et de limiter leur consommation.
Qui ils sont
Les écologistes se retrouvent souvent dans des groupes bien organisés, institutionnalisés, qui agissent désormais presque comme les entreprises qu’ils combattent: ils portent à bout de bras des organisations comme le WWF, Greenpeace et Pro Natura. Ils sont aussi nombreux parmi les partis de gauche que dans les milieux religieux. En outre, de réputés économistes critiques de la croissance, comme Niko Paech, font partie de la tribu.
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Leur credo
Leur vision du monde est romantique, celle de l’humanité pessimiste. Jadis, pensent-ils, nous vivions en harmonie avec la nature. Mais depuis l’ère industrielle notre espèce a exploité et dégradé l’environnement. Elle reçoit aujourd’hui la facture de cette domination inconsidérée. Cette tribu ne croit guère à la possibilité de rétablir l’équilibre entre l’homme et la nature. Et surtout pas par la technologie. A la différence des techno-optimistes qui ont foi dans le progrès, ils considèrent d’un œil très critique la capacité d’invention des humains. Au lieu de faire avancer le monde, c’est elle qui a créé les plus grands problèmes à leurs yeux. Cette tribu ne place pas non plus beaucoup d’espoirs dans la politique. A la différence des apocalyptiques et des écologistes avec lesquels ils partagent un scepticisme fondamental face à la croissance, les nostalgiques renoncent souvent à l’engagement public et se concentrent sur leur propre existence.
Ce qu’ils font
Leur devise est: «En arrière toute!» Ils ne se battent pas pour des solutions globales, préférant se concentrer sur l’aménagement de leur propre petit monde. Ce qui signifie qu’il s’agit de faire autant de choses que possible comme au bon vieux temps. Au lieu d’acheter du neuf, on répare le vieux, on tricote soi-même les pulls et les écharpes, on cueille les légumes au jardin potager familial et le pain sort du four de la maison. Nombre d’entre eux se réfèrent au Moyen Age, en louent le rapport respectueux à la nature et souhaitent des biens communaux permettant d’exploiter les terres et les forêts comme jadis. Pour certains membres de cette tribu, l’injonction «En arrière toute!» peut signifier une retraite personnelle: ils se détournent entièrement de la société pour vivre en autarcie.
Qui ils sont
Ces nostalgiques s’aventurent sur les traces de philosophes comme Jean-Jacques Rousseau. Côté protection de la nature, ils défendent la restauration des situations du passé. L’organisation Rewilding Europe, par exemple, souhaite réensauvager un certain nombre de territoires. Pour le reste, les nostalgiques sont plutôt adeptes des jardins communautaires, des cours d’apiculture et des Repair Cafés. En politique, ils s’engagent au mieux lors des élections et votent alors Vert·e·s.
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Leur credo
Les apocalyptiques redoutent que la catastrophe climatique ne soit inéluctable. Ils estiment que la politique institutionnelle est hésitante et que tous les efforts déployés jusqu’ici pour protéger le climat sont insuffisants. Or à leurs yeux la crise climatique ne tolère aucun compromis, aucune politique des petits pas. Ils sont convaincus que si on continue comme jusqu’ici, les écosystèmes vont s’effondrer et qu'avec eux, l’humanité s’éteindra peut-être aussi. A leurs yeux, les innovations technologiques n’y changeront rien. Aussi les apocalyptiques se considèrent-ils comme des victimes des générations précédentes qui ont saccagé la planète. Nombre d’entre eux ressentent de la peur, de la colère et un sentiment d’impuissance. Ils estiment que la majeure partie de la population ne comprend pas l’étendue du problème.
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Ce qu’ils font
Cette tribu entend secouer l’opinion publique, à l’instar de Greta Thunberg déclarant au WEF 2019: «Je veux que vous soyez pris de panique.» Désormais, beaucoup de ses partisans recourent à des manifs spectaculaires, comme ces activistes qui se collent à la chaussée, colorent des cours d’eau en vert ou barbouillent des œuvres d’art de purée de patates. De telles campagnes leur donnent une forte visibilité médiatique. Comme les membres de cette tribu tablent sur une catastrophe imminente, ils jugent urgent, pour la plupart, un changement de système radical. Ils sont nombreux à plaider pour l’abandon du capitalisme et, comme les écologistes avec lesquels ils partagent beaucoup de préoccupations, pour la fin de la croissance. Certains d’entre eux se disent même opposés à l’idée de fonder une famille. Mettre au monde des rejetons leur paraît irresponsable. Les plus extrêmes des apocalyptiques, qui ont perdu tout espoir d’assister à un tournant, se préparent à l’effondrement en stockant des provisions et en s’entraînant à la survie. Ce sont les preppers.
Qui ils sont
Les apocalyptiques sont des activistes de la jeune génération. Ils agissent beaucoup moins dans les institutions que les écologistes. Leur figure de proue est Greta Thunberg qui a poussé des jeunes du monde entier à la grève et lancé le mouvement Fridays for Future. Des groupes comme Extinction Rebellion et Dernière Génération arborent dans leur nom déjà une atmosphère de fin du monde.
Retrouvez nos articles consacrés aux défis de l'environnement.
Le Temps s’associe à la Neue Zürcher Zeitung dans le cadre de sa série d’articles «2050, défis pour la planète». Cette dernière se penche sur les thématiques de l’environnement et du climat dans toutes leurs dimensions. Retrouvez au fur et à mesure nos articles dans notre dossier dédié.
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