Le marionnettiste
Une enquête de Sami Zaïbi
Chalets, avions, bolides: En Suisse, un sulfureux homme d'affaires s’est bâti une vie de luxe. Mais pour y parvenir, il a exploité avec brio la crédulité de nombreuses personnes. De Lugano à Lausanne, en passant par Sion et Villars-sur-Ollon, bienvenue dans l’univers parallèle du «Marionnettiste»
Enquête: Sami Zaïbi
Collaboration: Camille Krafft
Iconographie: Anne Wyrsch
Illustrations: Julius Klemm
Coordination: Xavier Filliez
C’est une vie dont vous rêvez peut-être. Vous réveiller dans votre chalet de luxe à Villars-sur-Ollon. Choisir le véhicule du jour: Range Rover, Porsche, Ferrari ou Audi. S’il pleut, pourquoi ne pas rendre visite à votre fille, dans un quartier huppé de Lausanne, où vous lui avez offert un appartement de standing. Ou alors, s’il fait beau, rejoindre l’aéroport de Sion et décoller avec votre fils dans l’un des sept avions que vous lui avez donnés. Et en fin de journée, si l’envie vous en prend, embarquer dans un jet privé pour le Maroc, où vous possédez une villa en bord de mer et 14 quads haut de gamme.
Voilà, après environ deux décennies en Suisse, la vie que s’est construite Dario* (prénom d’emprunt), corpulent Italien au bagout hors norme. Sauf que ce château, aussi clinquant soit-il, n’est que de sable. Il repose sur un empilement de mensonges tous plus culottés les uns que les autres, un schéma où chaque victime fait le lit de la suivante. Le Marionnettiste n’a peur de rien et n’est guidé que par un principe: plus c’est gros, plus ça passe.
Cette histoire, nous sommes tombés dessus un peu par hasard. Tout a débuté par un intrigant arrêt du Tribunal pénal fédéral qui prononçait, en octobre 2021, le maintien du séquestre de dix immeubles par le Ministère public vaudois, quelque part dans le canton de Vaud, dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire des autorités italiennes. Des biens qui, selon la justice transalpine, auraient été acquis par un certain «D.», ressortissant italien, grâce à des fonds d’origine illicite, dans le cadre d’une participation à une «banqueroute frauduleuse» par détournement d’actifs ayant causé un préjudice de plusieurs millions d’euros. Le parquet italien espère retirer 9,4 millions de francs de la vente de ces biens afin d’indemniser les personnes lésées dans le cadre d’une procédure en cours. Il n’en fallait pas moins pour éveiller notre curiosité.
Après quelques recherches, nous avons pu identifier l’auteur de la banqueroute frauduleuse. Celui qui, au fil de notre enquête, deviendra le Marionnettiste: appelons-le Dario. Nous avons également été en mesure de localiser les immeubles en question, à Villars-sur-Ollon, au cœur du village huppé des Alpes vaudoises. Là, un matin de décembre, nous y avons découvert, drapée sous un duvet blanc scintillant, la fastueuse collection immobilière: un premier chalet de trois étages, avec garage souterrain et vue imprenable sur les Dents-du-Midi; un deuxième chalet plus petit, mais qui a pour lui le charme du rustique; un troisième chalet bardé de caméras de surveillance; enfin, un appartement et un terrain. Tous ces biens sont au nom de la fille, du fils et de l’ex-épouse de Dario.
Etonnamment, une petite fumée grisâtre s’échappe de la cheminée du plus grand des chalets, pourtant sous séquestre depuis 2007, à l’instar des autres biens. «Ils font l’objet d’une saisie conservatoire ordonnée par le Ministère public vaudois, qui empêche toute vente mais permet aux intéressés de continuer à y habiter», nous expliquera plus tard Anton Rüsch, procureur vaudois chargé de l’affaire. A l’entrée de l’immeuble, nous trouvons le nom du fils de Dario. Nous sonnons à l’interphone, discutons avec lui, mais dès que nous articulons le mot «séquestre», notre interlocuteur coupe court à la conversation et raccroche.
Notre curiosité était éveillée, elle est désormais ardente. Quelle est cette banqueroute frauduleuse? Qui est Dario? Et d’où vient l’argent? Nous ne le savions pas à ce moment-là, mais répondre à ces questions nous mènera sur un long chemin, aussi inattendu que passionnant, sur les traces d’un baratineur hors norme qui a sévi pendant près de vingt ans au Tessin, en Valais et dans le canton de Vaud, trois cantons où il fait l’objet de plaintes pénales.
L’envoûtement
Commençons par le commencement. Né en 1960 à Carrù, près de Gênes, Dario est le fils de modestes épiciers. Il reprend le magasin familial mais ne s’en contente pas. Doté d’un talent hors pair pour se rapprocher des gens et trouver leurs failles, il parvient, dans les années 1990, à devenir proche conseiller de plusieurs riches hommes d’affaires, dont certains ont eu des démêlés avec la justice italienne.
En 1998, il rencontre Massimo (prénom fictif), un entrepreneur à succès basé à Coni, petite ville proche de Carrù. Celui-ci est à la tête de plusieurs sociétés actives dans le leasing et le tourisme. Très vite, Dario gagne sa confiance. Pour le séduire, il se présente comme le représentant d’un grand groupe international et évoque de nombreuses possibilités de développement de ses sociétés, notamment le financement d’un village touristique à Cuba.
Après un mois seulement, Dario est devenu incontournable. Il s’arrange pour percevoir ponctuellement des honoraires stratosphériques, se faire rembourser d’onéreux voyages, et même se faire offrir des appartements à Monaco et à Coni. Sous son influence, Massimo évince ses deux partenaires historiques et voit désormais tout en grand.
La disparition
En 1999, Dario passe à la vitesse supérieure. Ayant accès au compte courant d’une des sociétés de Massimo, il transfère 4,4 millions d’euros sur un compte à Lugano. De là, l’argent fait le tour du monde, transitant par Hongkong et Monaco, pour atterrir aux îles Caïmans, dans une société nouvellement constituée appartenant à… Dario. Pareil avec les 750 000 euros issus de la vente d’un village de vacances au Kenya.
Puis, en 2001, toutes les sociétés de Massimo sont déclarées en faillite. «Banqueroute frauduleuse», estimeront les autorités italiennes en 2019, après dix-sept ans de procédure, condamnant Dario et Massimo à 8 ans de réclusion. Mais, selon le document de justice, si les deux acolytes ont baigné dans des affaires pas nettes, c’est bien dans les poches de Dario qu’ont fini les millions. Dans sa plaidoirie, l’avocat des victimes souligne «la capacité de [Dario] à ensorceler et à se rendre indispensable auprès des personnes qui lui confient d’importantes sommes d’argent».
Cela pourrait expliquer la tournure tragique que prennent les événements. Car le 9 mars 2001, Massimo disparaît subitement. Il était alors avec Dario à Saint-Domingue, en République dominicaine, où ils effectuaient un repérage en vue d’un potentiel projet de nouveau village balnéaire. Massimo ne sera jamais retrouvé, mais une petite pierre recouverte de sang a été découverte non loin du lieu supposé de la disparition… sans que la police dominicaine puisse en tirer quoi que ce soit.
Que s’est-il passé? Massimo a-t-il simulé sa disparition pour échapper à la justice italienne? Ou alors Dario a-t-il joué un rôle? La justice italienne n’ayant jamais pu répondre à cette question, la présomption d’innocence prévaut. Contacté, Dario n’a pas souhaité répondre à nos questions. Une chose est cependant certaine: quelle que soit la vérité, cet épisode cimente sa réputation.
En 2009, quatre ans après avoir achevé la construction du chalet de Villars-sur-Ollon où réside sa famille, Dario a repéré au Tessin celui qui sera sa source de revenus intarissable pendant de longues années. Son chef-d’œuvre, en quelque sorte.
Nicola Silvestri est un riche homme d’affaires établi à Lugano. Véritable self-made-man né en 1952 dans une famille désargentée des Abruzzes, cet Italien a fait fortune dans l’immobilier puis la finance. Il possède une luxueuse maison avec vue sur le lac de Lugano, ainsi que, en contrebas, une seconde résidence, non moins fastueuse, faisant office de bureau. C’est là que nous rencontrons cet homme discret au visage creusé, visiblement marqué par l’histoire qu’il va nous raconter.
La carotte et le bâton
En 2009, un avocat de Bologne, qui compte parmi ses proches amis, lui demande d’utiliser ce même bureau, très spacieux, pour organiser des séances de travail avec un homme d’affaires… qui n’est autre que Dario, lequel se dépatouille encore avec la justice italienne pour une affaire de banqueroute frauduleuse. Nicola Silvestri accepte. C’est ainsi, un peu par hasard, que le loup entre dans la bergerie, nous raconte-t-il.
Rapidement, Dario saisit le potentiel de Nicola Silvestri. Il se familiarise avec l’environnement, tend l’oreille, regarde partout. Il est à l’affût. Et ça paie: un jour, il capte quelques bribes d’une conversation téléphonique de Silvestri, dans laquelle ce dernier mentionne un projet de fondation caritative, dans lequel il souhaite injecter 25 millions de francs. Bingo. Dario a trouvé la faille.
Commence alors la phase d’approche. Dario aborde Silvestri, le fait parler de son projet. Puis il lui assure que la future fondation intéresse beaucoup de monde, qu’il connaît de potentiels donateurs qui pourraient y investir plus de 100 millions d’euros. Des hommes d’affaires importants, des avocats réputés, promet Dario, qui «parle bien et fait sérieux», raconte Nicola Silvestri, qui accepte de rencontrer les éventuels donateurs. Mais, systématiquement, le rendez-vous est annulé à la dernière minute. L’affaire ne se concrétisera jamais.
A ce moment-là, je suis guidé par une priorité absolue: protéger mes proches coûte que coûte
Le Marionnettiste change alors de registre. Après la carotte, voici l’heure du bâton. Il prévient Silvestri que des personnes malveillantes lorgneraient sur sa fondation. Silvestri commence à recevoir des appels d’intimidation: des voix, chaque fois différentes, le menacent de passage à tabac, de tuer sa petite-fille. Son entourage reçoit également de tels appels, parfois avec des menaces de mort. Mais, en fait, tous ces appels auraient été passés par des acolytes de Dario, voire de simples passants trouvés dans la rue et rémunérés.
Terrorisé, Silvestri fait part de ce chantage à Dario. Ce dernier se pose alors en sauveur: il prétend gérer la situation, dit travailler en collaboration avec les services secrets suisses, italiens et Interpol. Il ordonne à Silvestri de ne surtout pas aller voir la police, «car on ne pourrait dès lors plus protéger tes proches», le prévient-il. Il assure faire partie d’une équipe internationale de sécurité dont il serait le 24e membre, soit l'«Agent 24». La victime ne se doute pas un instant du double jeu de Dario: «C’est pire qu’un cauchemar. A ce moment, je ne comprends plus rien à ce qu’il se passe, mais je suis guidé par une priorité absolue: protéger mes proches coûte que coûte.»
Bientôt, les menaces se concrétisent: pneus crevés, grillage défoncé, fenêtres brisées. Pour y remédier, Dario convainc Silvestri d’installer des caméras de surveillance partout. Pour 100 000 francs, un spécialiste équipe toutes les pièces de sa maison, de son bureau, et d’un appartement qu’il possède à Barcelone. Sauf que le spécialiste en question est en réalité un ami de Dario, et que ce dernier a accès aux images depuis son ordinateur… Dès lors, le Marionnettiste a toutes les cartes en main. Il connaît les faits et gestes de Silvestri et peut mieux lui faire croire qu’il est traqué en tout temps par des personnes mal intentionnées. Silvestri n’arrive plus à dormir, il est dans un état d’hypervigilance constante.
Une affaire à 25 millions de francs
Petit à petit, Dario joue avec Silvestri comme un chat avec une souris. Un jour, Silvestri tombe malade après avoir mangé un plat livré à domicile – Dario lui fait croire que quelqu’un a essayé de l’empoisonner. Certaines nuits, il lui ordonne de laisser couler l’eau chez lui et de garder les lumières allumées – soi-disant pour décourager une attaque. On peut s’interroger: Dario fait-il tout cela par souci de réalisme ou par plaisir?
Le prétendu service de protection qu’offre Dario a toutefois un prix. Il demande des centaines de milliers de francs en cash pour rémunérer son «équipe». Tant qu’il le peut, il fait payer Silvestri en nature. Il lui explique qu’une personne chargée de sa protection, «très haut placée dans la hiérarchie de l’organisation», est passionnée d’aviation historique et souhaiterait être payée en avions de collection. C’est ainsi que Nicola Silvestri finance huit avions d’époque, pour une somme totale de 3 millions de francs. Il paiera également huit voitures de sport.
Progressivement, toutes les factures arrivent chez l’entrepreneur: les études à Londres de la fille de Dario, les frais d’entretien des chalets, les relevés de cartes de crédit de toute la famille, l’essence, l’abonnement de télévision, les impôts, etc. «Même le papier-toilette, il me le faisait payer», grince Nicola Silvestri dans un sourire amer. Au total, cette histoire lui a coûté environ 25 millions de francs. «J’ai tout perdu: mon patrimoine, mon épouse, qui m’a quitté à cause de cela, et mon honneur. Il ne me reste que la santé», se désole-t-il. En 2020, il a déposé plainte contre Dario et son fils, présumés innocents.
La machine est lancée
Avec Silvestri, Dario a trouvé sa vache à lait, qu’il traira pendant une dizaine d’années. Mais il ne s’en contente pas. Au contraire: au Tessin, il va utiliser sa proximité avec le respectable et réputé homme d’affaires pour amadouer d’autres victimes. Le château de sable s’élève, et chaque étage ajoute à sa supposée solidité.
C’est ainsi que Dario se tourne vers Guido Jovane, pilote d’avion et propriétaire de la petite entreprise Company Jet, qui propose des trajets en jet privé. Dario entame leur relation avec un gage de confiance: un premier vol aller-retour vers le Maroc payé rubis sur l’ongle, 60 000 francs. Deux mois plus tard s’ensuit un second vol identique. Mais cette fois, Dario ne paie pas, et à la place donne rendez-vous à Jovane à l’hôtel Splendide Royal, à Lugano. Là, il lui présente son «grand chef», un homme élégant qui se fait appeler «Schindler» et serait le responsable européen d’un vaste fonds d’investissement émirati.
Paris, Rome, Milan, Sion, Genève, Lugano, Essaouira: partout où il atterrit, Dario arrive avec une crédibilité difficile à remettre en doute
«Schindler» convainc le pilote que son profil l’intéresse, et lui fait miroiter un poste de PDG d’Alitalia, compagnie en phase d’être rachetée par Abu Dhabi (opération qui a vraiment eu lieu). Mais pour accéder à ce poste, explique «Schindler», Jovane doit effectuer quelques vols à crédit pour Dario.
Mais les vols ne seront jamais remboursés, les projets promis auront toujours avorté. Et en réalité, «Schindler» s’appelle tout autrement et est un acolyte de Dario. En tout, Guido Jovane a perdu plus d’un million d’euros dans cette histoire. Début 2022, il a déposé plainte contre Dario. Rappelons que Dario est présumé innocent des comportements qu’on lui impute. Contacté, il n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Désormais, la machine est lancée. Réchappé de la justice italienne, le Marionnettiste a jeté les bases de son château suisse. Nicola Silvestri lui assure un revenu régulier, tandis que Guido Jovane lui permet de voyager en jet privé aux quatre coins de l’Europe sans dépenser un sou. Paris, Rome, Milan, Sion, Genève, Lugano, Essaouira: partout où il atterrit, Dario arrive avec une crédibilité difficile à remettre en doute. Il faut l’imaginer, dans son élégant costume, une grosse Hublot au poignet, descendre de son jet privé. Qui douterait d’un tel homme?
Les quads haut de gamme de la marque américaine Polaris ont de la gueule. Un look intimidant, une position surélevée, une motorisation puissante et ronronnante: celui qui s’installe à leur guidon ne craint aucun relief et se sent comme le roi du monde. Voilà certainement ce qu’a ressenti le Marionnettiste lorsqu’il a essayé pour la première fois une de ces bêtes, dont les plus chères coûtent 40 000 francs.
Parfait pour Essaouira, sans doute. Là, au sud du Maroc, à proximité immédiate de l’océan Atlantique d’un côté, des dunes du Sahara de l’autre, Dario possède une luxueuse villa. A l’instar d’un de ses chalets de Villars-sur-Ollon, celle-ci est au nom de son ex-épouse, dont il continue de partager la vie. Comment la demeure a-t-elle été financée? Impossible à savoir. Mais ce qui est sûr, c’est que Dario s’y rend régulièrement et qu’il y invite plusieurs de ses cibles pour les impressionner.
L’ONU et sa «conscience écologique»
Revenons-en aux quads. En Valais, Marco (prénom fictif), jovial Valaisan d’origine italienne, est le premier importateur de quads Polaris en Suisse. En 2009, Dario vient à sa rencontre, se présentant comme un homme d’affaires travaillant pour un grand fonds d’investissement de Singapour, qui gère l’argent de l’ONU. Il ne tarit pas d’éloges sur son entreprise et se dit intéressé par ses véhicules. Le courant passe bien entre les deux hommes: «Dario est drôle, charismatique, il parle en italien, inspire confiance. En plus, il affiche de solides connaissances techniques sur les quads, il sait de quoi il parle», se souvient Marco, que nous avons rencontré en Valais, dans sa maison baignée par le soleil hivernal.
Après quelque temps, alors qu’ils se sont liés d’amitié, Dario propose à Marco «l’affaire du siècle»: par souci d’écologie, lui explique-t-il, l’ONU voudrait remplacer toute sa flotte marocaine de véhicules tout-terrain par des quads. Et l’organisation pourrait les acheter à son entreprise, pour autant qu’il joue le coup habilement. Comment Marco a-t-il pu croire à cette histoire? «Bien sûr, a posteriori on se dit qu’on est stupide, raconte le Valaisan. Mais il faut se remettre dans le contexte: Dario débarque en jet privé, conduit des voitures de sport, porte de grosses montres, connaît bien les quads. On se dit que tout ça ne peut qu’être vrai. Et une fois qu’on est pris dans l’engrenage…»
Bien sûr, a posteriori, on se dit qu'on est stupide. Mais une fois qu'on est pris dans l'engrenage...
Pour Marco, le premier doigt dans l’engrenage coûte 300 000 francs. Il s’agit d’un contrat de sponsoring pour la société de son fils, basée à Sion et gérée par le fils de Dario. La raison invoquée par Dario pour justifier le versement? La nécessité de rendre visible son entreprise pour qu’elle soit sélectionnée par l’ONU. C’est ainsi que le logo de l’entreprise d’importation de quads fleurit sur les avions du fils de Dario.
Emballé par le projet de quads onusiens, Marco s’est, de son propre aveu, «pris au jeu». Il passe beaucoup de temps à développer ses véhicules pour les adapter au désert. Dès 2013, il envoie à Essaouira des quads par conteneur, qui selon Dario doivent servir d’échantillon pour les représentants de l’ONU, et se rend lui-même régulièrement à Essaouira pour perfectionner les quads. A chaque voyage, Dario assure à Marco que la signature du fameux contrat se rapproche. En 2019, il est formel: il assure à Marco qu’il va enfin signer le contrat avec l’ONU. Mais dès le lendemain, plus de signe de vie. Dario ne répond plus au téléphone…
En tout, Marco s’est rendu 20 fois au Maroc et y a envoyé 14 quads ainsi que six vélos électriques, qui n’auraient servi à personne d’autre que Dario et sa famille. Cette histoire a duré neuf ans et lui a coûté 1,5 million de francs. Pour maintenir l’entreprise à flot, il a dû la quitter et en laisser les rênes à son frère. En 2019, il a déposé plainte contre Dario. Désormais âgé de 53 ans, il est actuellement en reconversion professionnelle dans une entreprise chimique.
A Sion, une intrigante compagnie d’aviation
Durant les dix ans que dure cette histoire de quads, toujours en Valais, le fils de Dario, après avoir reçu une éducation exigeante dans une des plus prestigieuses écoles privées du pays, développe une passion pour l’aviation. En 2009, il fonde une société basée à l’aéroport de Sion et se spécialise dans la voltige aérienne. Sur des avions spécifiquement dédiés à cette pratique, il s’entraîne inlassablement à faire des figures. Il rejoint l’équipe suisse de voltige aérienne. Quelques années plus tard, il deviendra champion suisse de voltige aérienne dans la plus prestigieuse des catégories.
En 2014, lors du meeting aérien Air14 à Payerne, il rencontre une célèbre wingwalkeuse (marcheuse d’ailes), qui effectue des acrobaties sur les ailes d’un avion en vol. Tous deux passionnés d’aviation, ils feront équipe au sol (mariage en grande pompe dans un hôtel de luxe à Lugano, entièrement aux frais de Nicola Silvestri), comme dans le ciel: lui pilote tandis qu’elle effectue des pirouettes sur ses ailes. Ensemble, ils participent à des shows aériens aux quatre coins de l’Europe, font l’objet de reportages à la télévision française.
Outre le wingwalking et la voltige aérienne, le fils de Dario achète et restaure des avions historiques. Dans sa collection figurent notamment quatre appareils utilisés lors de la Seconde Guerre mondiale. Au total, sa société possède au moins neuf avions, pour une valeur totale de plusieurs millions de francs. Problème: sept d’entre eux auraient été payés par Nicola Silvestri, dans le cadre de l’affaire dont nous avons déjà parlé. Quant à Marco, la victime valaisanne, il a versé, comme nous l’avons vu, 300 000 francs à la société. Pendant des années, beaucoup de monde à Sion se demandait d’où venait une telle flotte d’avions, pour un pilote si jeune et qui ne semble pas être actif professionnellement…
En 2019, alors que les ennuis de Dario avec la justice italienne se concrétisent, la société du fils de Dario met précipitamment en vente au moins quatre de ses avions, comme le montrent les annonces postées sur la page Facebook de l’entreprise. Parmi eux, l’avion de voltige aérienne utilisé par le fils de Dario pour devenir champion suisse. Pourquoi? Contacté, le fils de Dario n’a pas souhaité répondre à nos questions. Son avocat non plus. Actuellement, la société d’aviation existe toujours et propose aux touristes des virées dans les Alpes suisses. Quant au fils de Dario, il fait l’objet de trois plaintes pénales. Comme son père, il est présumé innocent de tout ce qui lui est reproché.
Pièces d'or volatilisées à Lausanne
Dario a également sévi dans le canton de Vaud, où il fait l'objet de trois plaintes pénales. Des entrepreneurs l'accusent de n'avoir jamais payé des travaux sur ses chalets de Villars-sur-Ollon. A Lausanne, un architecte le soupçonne d'avoir volontairement inondé un appartement afin de le faire rénover gratuitement. Enfin, toujours à Lausanne, une personne le soupçonne d'avoir mis en place un ingénieux stratagème pour faire disparaître un tas de pièces d'or. Pour ces victimes, les pertes cumulées se chiffrent en millions de francs. Dario est présumé innocent et n'a pas souhaité répondre à nos questions.
Après près de vingt ans à sillonner la Suisse, Dario s'est bâti la vie dont il rêvait pour lui et sa famille: les maisons, les voitures de sport, les avions, etc. Afin obtenir ce qu’il souhaite, il invente des histoires de plus en plus excentriques et osées. Et le pire, c’est que ça marche. Mais plus pour longtemps...
Légende illustration ci-dessous: Le présentateur de l'émission italienne «Le Iene», dont on voit ici le visage, a piégé Dario, qui a dû retourner derrière les barreaux
En juillet 2019, Dario disparaît des radars. A Lugano, sa victime Nicola Silvestri, à qui il téléphone d’ordinaire plusieurs fois par jour sous le pseudo de l'«Agent 24», ne reçoit plus aucun appel. En Valais, le vendeur de quads, Marco, à qui il a promis un imminent contrat mirobolant avec l’ONU, n’a plus de nouvelles. A Lausanne, d’autres victimes de Dario n’arrivent plus à le joindre.
Et pour cause. Dix-huit ans après la faillite des sociétés de Massimo, Dario vient d’être finalement condamné par la justice italienne à 8 ans de réclusion pour banqueroute frauduleuse. Plusieurs raisons expliquent la lenteur de la procédure judiciaire, explique une source proche du dossier. Il a tout d’abord fallu plusieurs années aux enquêteurs pour comprendre le vrai rôle de Dario dans les faillites, en raison de l’ingénieux montage financier qu’il avait mis en place. Enfin, deux recours ont encore repoussé l’échéance. A tout cela, il convient d’ajouter que la justice italienne n’est pas réputée pour sa célérité.
Un ingénieux mode opératoire
En 2019, Dario est donc incarcéré à Aoste. Mais même depuis sa geôle, il essaie encore de profiter de ses relations. Peu après son emprisonnement, il quémande 300 000 francs à Nicola Silvestri dans une lettre manuscrite de 21 pages. Cette fois, l’entrepreneur refuse. Il commence enfin à saisir l’ampleur du piège dans lequel il est tombé. Mais il reste méfiant. Guido Jovane et une autre victime tessinoise également. Les autres protagonistes tessinois également. «Chacun pensait que les autres étaient des complices de Dario, alors que nous étions tous des victimes. Voici sa façon de faire: isoler ses cibles, afin qu’elles ne communiquent pas entre elles», explique Nicola Silvestri.
Mais maintenant que Dario ne peut plus tirer les ficelles, la pièce de théâtre ne peut se poursuivre. Nicola Silvestri, Guido Jovane, Marco, Pierre, ainsi que d’autres victimes, finissent par échanger et se rendent compte que Dario utilise à chaque fois le même mode opératoire. Dans un premier temps, il fait ami-ami, usant de son charisme et de son humour pour gagner l’amitié de sa cible.
Pour paraître crédible, il affiche une réelle connaissance du domaine en question, que ce soit à propos de sécurité, d’avions, de quads, d’industrie touristique ou encore d’immobilier. Rassurées par ses connaissances, impressionnées par son carnet d’adresses et son mode de vie, les personnes abordées développent une certaine admiration pour le personnage. C’est alors qu’il leur parle d’une opportunité unique, présentée de telle manière qu’elles ont l’impression qu’il leur fait une faveur.
Dès lors, l’hameçon est engamé. Les cibles n’hésitent pas à consentir des sacrifices pour satisfaire le Marionnettiste. Quand il leur demande des avances en cash, des services ou des biens, elles se disent que c’est bien peu demandé par rapport à tout ce qu’il va leur rapporter. Pour que le poisson ne s’échappe pas, Dario apporte ponctuellement des preuves de sa probité. Pour l’un, ce sera un (faux) relevé bancaire montrant un compte garni de plusieurs milliards de francs. Pour l’autre, ce sera l’apparition de «Schindler», Giulia, autant d’alliés qui n’hésitent pas à se déguiser pour remplir un rôle, que ce soit chef d’un fonds d’investissement ou comtesse italienne.
Les acolytes de Dario, des victimes?
Mais d’ailleurs, qui sont ces gens et comment Dario les a-t-il embrigadés? La plupart d’entre eux vivent en Italie et le connaissaient avant son arrivée en Suisse. «Schindler», qui s’est tour à tour fait passer pour le directeur d’une agence de sécurité, le gérant d’un fonds d’investissement émirati ou encore le directeur de l’entreprise d’ascenseurs du même nom, serait en fait lui aussi une victime. Après l’emprisonnement de Dario, il a affirmé aux enquêteurs l’avoir aidé sous la contrainte. Dario aurait menacé sa famille et pointé sur lui un pistolet. «Schindler» fait toutefois l’objet de trois plaintes pénales de la part des cibles de Dario. Il est présumé innocent.
Pour l’avocat d’un des plaignants, pénaliste expérimenté, Dario est exceptionnel: «J’ai rarement vu cela dans ma carrière. Deux choses m’interpellent tout particulièrement chez lui: d’une part, sa longévité, rare chez les affabulateurs, et qui nécessite une inventivité hors du commun. D’autre part, sa faculté à changer de registre, passant aisément du rôle de séducteur et confident à celui de personnage menaçant à la capacité de nuisance illimitée. Et il est crédible dans les deux rôles.»
Blanchir de grosses sommes d’argent? Dario répond: «Vous avez en face de vous une personne qui s’occupe de ce genre de choses du matin au soir. C’est mon pain, c’est mon travail».
L'arroseur arrosé
L’histoire de Dario est déjà folle, mais elle ne s’arrête pas là. En 2020, après seulement une année derrière les barreaux, le Marionnettiste bénéficie déjà d’une libération conditionnelle. A peine sorti de prison, il réclame 980 000 euros à Marco, l’importateur de quads valaisan, pour «non-conclusion du contrat». Mais Marco n’est plus dupe: il refuse. Et bientôt, c’est Dario qui tombera dans un piège. Car l’émission italienne Le Iene (Les Hyènes), spécialisée dans les fait divers et réputée pour ses méthodes peu orthodoxes, va s’intéresser à son cas.
Après avoir retracé les aventures tessinoises de Dario, Le Iene décident de le piéger. Un journaliste contacte une des victimes de Dario et lui offre une revanche: berner Dario à son tour. Sa mission consiste à parler d'«une grosse affaire avec un riche entrepreneur» à Dario. Celui-ci accepte de rencontrer le pseudo-businessman, qui est en réalité le présentateur de l’émission Le Iene. Le journaliste lui demande alors de blanchir de grosses sommes d’argent, ce à quoi Dario répond: «Pas de souci, vous avez en face de vous une personne qui s’occupe de ce genre de choses tous les jours, du matin au soir. C’est mon pain, c’est mon travail.» Le tout est filmé en caméra cachée.
L’arroseur est arrosé, les conditions de sa libération tombent, et Dario retourne à la case prison. Sauf que cette fois, il devrait y rester pour un bout de temps. Car outre la peine qu’il doit achever de purger pour banqueroute frauduleuse, un procès mammouth l’attend à Lugano, où les nombreux plaignants suisses l’attendent. Le rideau tombe, les ficelles du Marionnettiste sont rompues et ses pantins, enfin libérés de leur servitude, réclament justice. Et vous, seriez-vous tombé dans le panneau?
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