
A l'extrême droite, la forteresse assiégée des Le Pen
Un récit de Richard Werly
Longtemps, la forteresse familiale Le Pen a été imprenable. Son règne sur l’extrême droite française semblait voué à se perpétuer. D’abord le père, puis la fille, puis la nièce. Mais à partir de 2017, les fissures sont devenues des brèches. Jusqu’à l’assaut d’Eric Zemmour
Textes: Richard Werly
Illustrations: Kalonji pour Le Temps
Iconographie: Mariella Solazzo
Réalisation: Xavier Filliez
La rue des Suisses a fini par être désertée. Dans le centre de Nanterre, à quelques minutes de voiture des tours de la Défense, le quartier des gratte-ciel parisiens, cette artère résidentielle abritait, depuis des décennies, le cœur de cette forteresse familiale nommée Front national. FN: ces deux lettres ont quasi disparu du vocabulaire politique hexagonal. En mars 2018, résolue à purger son parti d’un passé trop lesté d’histoire et marqué au fer rouge médiatique, Marine Le Pen l’a rebaptisé d’un nom supposé incarner l’ouverture. Place au Rassemblement national et à deux autres lettres: RN. Place, aussi, à un nouveau QG.
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Adieu la rue des Suisses et ses austères salles de réunion, sans autres attraits que la proximité géographique des deux autres lieux «saints» du Front: le château de Montretout sur les hauteurs de Saint-Cloud, résidence de la famille Le Pen depuis les années 80, et la villa de Rueil-Malmaison où Jean-Marie, alias «le Menhir», vit désormais aux côtés de ses deux femmes, son épouse Jany Le Pen et la mère de ses filles, Pierrette, avec laquelle il s’est réconcilié, la laissant occuper une villa séparée.
A Nanterre, le FN a laissé derrière lui ses fantômes: de la traîtrise presque réussie de Bruno Mégret, le numéro deux du Front en 1998, à celle, vingt ans plus tard, de Florian Philippot, le bras droit de Marine Le Pen, aujourd’hui leader des «Patriotes» et agitateur du mouvement antivax après avoir claqué la porte du parti, au lendemain de la présidentielle de 2017.

Nanterre et toutes les composantes de l’extrême droite française rassemblées en un lieu. La cohabitation souvent infernale des différentes factions: ultra-catholiques identitaires, nostalgiques de l’Algérie française, anciens communistes ralliés au parti populaire qu’est le FN, souverainistes anti-européens tirés vers la droite de la droite par les refus constants des partis conservateurs français de rompre avec Bruxelles. Nanterre, ou le théâtre d’ombres de la «firme», cette famille Le Pen qui a toujours tiré, en France, les ficelles de cette mouvance politique française depuis les années 70. Plus qu’une famille: une galaxie accro à ces drogues dures que sont la politique et le pouvoir.
Adieu Nanterre, donc. Et direction le très chic XVIe arrondissement de Paris. Candidate pour la troisième fois à l’élection présidentielle française de 2022 après avoir été finaliste le 7 mai 2017 (33,9% des suffrages contre 66,1% pour Emmanuel Macron), Marine Le Pen, 53 ans, a choisi d’installer son QG de campagne dans un immeuble cossu de la rue Michel-Ange, près du Parc des Princes et du stade de Roland-Garros. Tout un symbole. Le Rassemblement national, dont elle a (provisoirement?) laissé la présidence à Jordan Bardella, le benjamin du Parlement européen à 26 ans, se présente désormais comme une formation honorable, normale et surtout capable de gouverner la France si «Marine» accède à l’Elysée.
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Marine? Comment ne pas l’appeler ainsi, par son prénom, tant cette avocate de formation, réputée fêtarde durant ses années de fac de droit à Paris II Panthéon-Assas, est passée, en vingt ans, du rôle de fille à celui de grande sœur, puis de quasi-mère au sein de son parti aujourd’hui fort d’un millier d’élus locaux, plus une quinzaine de municipalités avec, à leur tête depuis septembre 2021, son ancien compagnon Louis Aliot, maire de Perpignan, seule ville de plus de 100 000 habitants conquise par le RN?

Marine, créditée en ce début 2022 d’environ 16% des voix dans les sondages au premier tour de la prochaine présidentielle, est engagée dans une campagne à quitte ou double. Si elle se qualifie de nouveau pour le second tour, la présidente du RN aura démontré, sinon sa capacité à présider la France, du moins son leadership incontesté sur la droite de la droite, avant peut-être de passer la main pour s’occuper de ses chats adorés qu’elle met en scène sur les réseaux sociaux.
Battue au premier tour, elle n’aura en revanche pas d’autre choix que de tirer les leçons de la défaite et de s’écarter. La citadelle Le Pen pourra alors tomber. La gardienne de la famille n’aura pas su la protéger. A 93 ans, le patriarche Jean-Marie Le Pen, ce père avec lequel elle s’est tant battue, pourra, dans son «donjon» de Montretout, attendre l’arrivée des assaillants qui veulent ravir son héritage.

Parler de citadelle, voire de forteresse Le Pen est tout sauf une formule de style. Car c’est ainsi que Jean-Marie Le Pen, né le 20 juin 1928 à La Trinité-sur-Mer (Morbihan), a toujours vécu. En chef de bande. En colonel qui rêve de putsch. En seigneur gargantuesque affairé à défendre son fief, les armes politiques à la main.
A Montretout, ce château de Saint-Cloud, hérité en 1976 d’un cimentier ami dans le cadre d’une succession très controversée, deux images flottent en permanence. La première est celle du patriarche lui-même, représenté sur un immense tableau longtemps placé dans l’entrée principale. La seconde est celle de Paris, cette capitale française qui s’étale en bas de la colline. Parti extrémiste, populiste et populaire, le Front national a toujours gravité autour de la capitale française dont son chef est longtemps resté une personnalité courtisée, bien au-delà des milieux de l’ultra-droite: «J’ai toujours été frappé par la diversité des invités de Jean-Marie Le Pen.
Il est capable d’être ami avec tout le monde, sans aucun critère d’homogénéité sociale.
Le personnage est multiple, confesse son avocat, Frédéric Joachim, dans le passionnant livre qu’Olivier Beaumont a consacré à cette famille, Dans l’enfer de Montretout (Flammarion). Il est capable d’être ami avec tout le monde, sans aucun critère d’homogénéité sociale. Cela va d’un archevêque maronite à un prince de sang, en passant par des gens d’origine modeste…»
Tout porte, à Montretout, la marque de celui qui, après avoir été, à 27 ans, député poujadiste (de 1956 à 1958), défenseur des petits commerçants et opposé à l’indépendance de l’Algérie, refait irruption dans la vie politique nationale en se portant candidat à la présidentielle de 1974.
L’ancien parachutiste Le Pen (il s’est porté volontaire en Algérie après un premier passage en uniforme en Indochine, comme sous-lieutenant) porte un bandeau noir sur l’œil gauche – un décollement de la rétine survenu lors d’un accident – et fait (déjà) vibrer la corde du passé. Il est anti-gaulliste. Anti-américain. Son parti, le Front national, créé en 1972, n’est pas encore une affaire personnelle. Cent signatures d’élus seulement (contre 500 depuis 1976) sont nécessaires pour se présenter.
Le tribun fonce, paie sa campagne – il finira avec 1% des voix – en partie sur ses deniers personnels. Sa Société d’études et de relations publiques (SERP), créée en 1963, commercialise des disques de musique militaire, mais aussi des trente-trois tours des grandes plaidoiries de l’avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour, connu pour avoir défendu le maréchal Pétain en 1946, puis le général putschiste Salan, condamné à mort par contumace en 1961 pour le putsch d’Alger.
Ecoutez notre podcast «Comment va la France ?» consacré à l’extrême-droite française. Avec Béatrice Houchard, journaliste, spécialiste du Rassemblement national
C’est dans cette ambiance, celle des années 70 hantées par l’Algérie française et les souvenirs sanglants des attentats de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) – notamment celui commis par Bastien-Thiry contre le général de Gaulle au Petit-Clamart, en août 1962 – que grandit Marine Le Pen, aux côtés de ses deux sœurs aînées, Marie-Caroline et Yann. Trois filles autour d’une mère haute en couleur, Pierrette, que la violence politique cueille chez elles, le 2 novembre 1976, à leur domicile du XVe arrondissement. L’attentat de la villa Poirier – du nom de la rue – a été raconté par la candidate RN lors de son meeting de Reims, le 5 février dernier.
Elle a confessé, face à la foule, s’être retrouvée vivante dans les décombres, criant pour attirer l’attention de ses parents. La forteresse Le Pen a des raisons d’être. Cette famille-là, autour du «Menhir» – un surnom lié aux origines bretonnes de Jean-Marie – a appris à ses dépens que les attaques au vitriol suscitent toujours des contre-attaques.
Un fief politique n’est pas seulement l’objet de convoitises. Il attire aussi les trahisons. Celles que Jean-Marie Le Pen a affrontées dans les années 90 sont la conséquence d’une des plus formidables opérations de sabotage politique qu’a connues la Ve République française. Son grand ordonnateur est un maître du genre: François Mitterrand, élu président de la République en 1981.
Le chef de l’Etat socialiste a commencé sa carrière politique après la guerre à droite. Ministre de la Justice en 1956-1957 sous le gouvernement de coalition de Guy Mollet, le leader de la SFIO, Mitterrand s’est montré d’une sévérité extrême envers les militants du FLN condamnés à mort. Plus de deux cents seront exécutés alors qu’il est garde des Sceaux. A l’Assemblée nationale, le député poujadiste Le Pen avait alors approuvé…
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Place à l’après-10 mai 1981. Faute d’avoir obtenu les 500 signatures, Jean-Marie Le Pen n’a pas pu se présenter à la présidentielle perdue par le sortant Valéry Giscard d’Estaing. Mais son parti rôde. Le Front national est en embuscade. «Le Pen profite d’une récente levée des tabous hérités de la Libération, commentent alors dans L’Effet le Pen (La Découverte) les journalistes du Monde Alain Rollat et Edwy Plenel. Déclin du consensus gaulliste, perte de mémoire, «révisionnisme» historique sur le génocide juif, banalisation médiatique du nazisme, critique néolibérale des conquêtes sociales…»

Le décor est d’autant mieux planté qu’un engrais le fait fructifier: la perte de vitesse du Parti communiste, cet allié indexé sur le destin de l’ex-URSS, que le «Sphinx» de l’Elysée fait tout pour éliminer après son virage au centre de 1983. Le Pen, et son discours de défense des «petits», va s’employer à la récupérer. Le parti grossit. Les militants affluent. Les cadres rêvent de fonctions électives.
Trois ans plus tard, Mitterrand déclenche sa bombe. Les législatives de mars 1986 ont lieu… à la proportionnelle (au lieu du scrutin majoritaire, réinstitué dès 1987 et inchangé depuis), seule manière selon lui de sauver la gauche de la déroute. Comment? En misant sur le duel entre la droite et l’extrême droite. En plaçant Le Pen sur la route de Jacques Chirac. Le coup est terrible. Trente-cinq députés Front national entrent dans l’hémicycle. Jean-Marie Le Pen n’a plus son bandeau de 1974 sur l’œil gauche. Les jeunes militants de SOS Racisme, autre création mitterrandienne, clament dans les rues des grandes villes leur détestation de ce «nouveau fascisme».
Mais l’essentiel est fait. Le FN a remis les pieds dans la porte de la grande politique. «L’insécurité et l’immigration sont devenues des thèmes mobilisateurs, capables d’ébranler et d’émouvoir… et de ce fait aussi, une recette électorale», affirment à juste titre Rollat et Plenel. La pression politique et médiatique devient énorme. Pierrette Le Pen, chassée du château familial par le patriarche après des remous conjugaux, se venge en posant nue dans le magazine Playboy. Ambiance…
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Le traître du moment se nomme Bruno Mégret. La forteresse assiégée des Le Pen est indissociable de noms que l’on retrouve encore aujourd’hui, puisque l’intéressé, âgé de 72 ans et candidat malheureux à la présidentielle de 2002 (celle qui vit Jean-Marie Le Pen se qualifier au second tour après avoir éliminé le premier ministre socialiste sortant Lionel Jospin), vient d’apporter son soutien à… Eric Zemmour. Mégret incarne tout ce que la dynastie Le Pen n’a jamais produit. Au point que bien plus tard, dans les années 2000, Florian Philippot reprendra ce flambeau.
Le traitre du moment se nomme Bruno Mégret
Les Le Pen père et fille – Marine Le Pen se présente pour la première fois à une élection locale en 1989, elle obtient son premier mandat de conseillère régionale en 1998 – sont des combattants qui marchent à l’instinct. Mégret, comme Philippot plus tard, tous deux énarques, sont des chefs d’état-major, des organisateurs formés le premier à Polytechnique, le second à l’Ecole nationale d’administration pour… administrer. Ils planifient. Ils quadrillent la formation des militants et des élus. Ils croient que le parti n’est pas la propriété du chef. Erreur.

Alors que 1995 marque l’irruption du Front national sur le terrain municipal, avec des victoires remarquées de ses candidats à Toulon ou Orange (puis Vitrolles, près de Marseille, conquise en 1997 par Catherine Mégret, l’épouse de Bruno), le train de l’extrême droite déraille une première fois. Marine Le Pen, après avoir beaucoup hésité, est dans les starting-blocks.
Sa sœur Marie-Caroline (revenue depuis au bercail familial et employée du RN) et son mari Philippe Olivier (aujourd’hui eurodéputé, cadre du RN, conseiller de la candidate à la présidentielle) parient à l’inverse sur la dissidence Mégret. C’est l’explosion. Mégret est écarté. Marine est lancée. Le Front national n’est pas qu’un parti, passé de 1986 à 2022 de 10 à 30% des voix au niveau national. C’est une entreprise qui éjecte ses cadres lorsqu’ils menacent son chef et son héritière. La politique est un butin. Au sens strict. «Le goût pour l’argent de la famille est l’autre point de départ, assènent Mathias Destal et Marine Turchi dans leur essai Marine est au courant de tout (Flammarion). Sans cet attrait, le FN ne serait pas la machine hypercentralisée qu’il est devenu. Il aurait probablement changé de mains depuis sa création il y a 45 ans.»
Zemmour contre les Le Pen: l’histoire qui alimente aujourd’hui le suspense présidentiel de 2022 était presqu’écrite
C’est à cette époque, celle des années 90 qui voient le Front national s’installer aux avant-postes politiques français sans réussir à décrocher la timbale du pouvoir – le scrutin majoritaire demeure un énorme obstacle –, qu’un journaliste politique habitué à «couvrir» les droites hexagonales commence à fréquenter le «Menhir», Mégret alias «Brutus» ou la fidèle Marine. Laquelle attendra plus de dix ans avant de se rebeller en 2015 contre son père, excédée par ses diatribes antisémites et son affirmation selon laquelle les chambres à gaz ne seraient qu’un «détail dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale».
Le journaliste en question se nomme… Eric Zemmour. Un homme qui, contrairement à Jean-Marie Le Pen, colle, lui, profondément à notre époque du «buzz» même s’il appelle sans cesse l’histoire à la rescousse de ses obsessions contre l’islam, contre l’immigration massive, contre le «grand remplacement» ou la disparition présumée de la France. Zemmour contre les Le Pen: l’histoire qui alimente aujourd’hui le suspense présidentiel de 2022 était presque écrite.
«Derrière ses citations de Victor Hugo ou de Chateaubriand, Zemmour est l’homme de la confrontation polémique permanente, il vit dans la notoriété de l’instant. Il a très vite compris que la citadelle Le Pen appartient au passé», juge Hubert Prolongeau, auteur de quatre petits volumes stimulants sur l’ex-polémiste du Figaro regroupés sous le titre Mon année en Zemmourie (Seuil).
On résume. Une forteresse politique frontiste installée aux portes du pouvoir qui ne parvient pas à briser la droite, compte tenu du «cordon sanitaire» instauré par Jacques Chirac puis défendu à sa manière par Nicolas Sarkozy. Un patriarche vieillissant qui a éliminé le traître Bruno Mégret mais doit passer le relais à sa fille Marine Le Pen, fille biberonnée à la politique alors que ses rêves personnels sont sans doute ailleurs. «On ne défend pas un édifice comme le Front national sans une pugnacité de tous les instants, dit Béatrice Houchard, une journaliste qui l’a beaucoup suivi. Or cette pugnacité, Marine l’a par intermittence. Elle m’a même avoué, un jour, dans un restaurant, qu’elle pourrait très bien faire autre chose que de la politique.»
Mais revenons à la chronologie pour comprendre l’assaut méthodique qui, peu à peu, lézarde les remparts de la citadelle du clan Le Pen au point de menacer aujourd’hui de les faire tomber. Acte 1: la traîtrise de Bruno Mégret, excommunié en 1998. Acte 2: l’arrivée de Marine Le Pen aux commandes du parti. Acte 3: le divorce progressif entre celle-ci et son père, sur fond de rêve (aujourd’hui repris par Eric Zemmour) d’une possible union des droites. Impossible en effet d’espérer, pour la fille du fondateur du Front national, briser le «plafond de verre» sans élargir sa base électorale.
A gauche, les lambeaux du Parti communiste dans le Nord et dans les ex-zones industrielles sinistrées lui sont en partie acquis. Soit. Mais c’est l’électorat conservateur qu’elle vise. Et pour cela, il lui faut à tout prix se «dédiaboliser», rompre avec les soupçons d’antisémitisme, masquer les relents racistes de nombreux militants, casser la machine à produire de la haine.
Puis, surtout, regarder vers l’avenir: «Il faut être patient, dans l’attente d’une circonstance propice qui verrait le seul parti à pratiquer le droit du sang – celui des Le Pen, tout en le faisant gicler à coups de parricides – appliquer cette équation: à Jean-Marie le passé, à Marine le présent…» juge Michel Henry, ancien journaliste de Libération, dans son livre La Nièce – Le phénomène Marion Maréchal-Le Pen (Seuil).
Nous voici au début de l’acte 4 de cette quasi-tragédie politique familiale. Cet acte final qui pourrait permettre à Eric Zemmour, s’il réussit son pari de la présidentielle 2022 en devançant Marine Le Pen au premier tour le 10 avril prochain, de prendre d’assaut la forteresse de l’extrême droite française, puis de remplacer les Le Pen à la tête de cette mouvance politique dans laquelle un tiers des électeurs en moyenne se reconnaissent. 2012 est l’année charnière.

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Avec, pour pivot, le second tour de la présidentielle perdue par le sortant Nicolas Sarkozy contre le socialiste François Hollande. «Sarko» était, pour le Front national, un redoutable ennemi: à la fois passé maître dans l’art de chasser sur les terres lepénistes de la sécurité et de la dénonciation de l’immigration, et capable d’exhorter ses troupes à maintenir un «cordon sanitaire» avec le FN.
Sa réélection, en 2012, appuyée par des intellectuels réactionnaires comme Patrick Buisson (aujourd’hui rallié à Eric Zemmour), aurait sans doute bouleversé l’équation de l’extrême droite française. Mais «Sarko» échoue. Et une nouvelle génération frontiste naît dans le giron de «Marine», dont la première candidature présidentielle s’achève tout de même cette année-là avec 17,90% des voix. Record historique. Mieux que le score de son père, qualifié pour le second tour en 2002 avec 16,86%.
Les nouveaux venus sur le devant de la scène FN, pour cette séquence 2012-2017, se nomment Steeve Briois, Bruno Bilde, David Rachline, Louis Aliot… et Marion Maréchal-Le Pen, alors âgée de 23 ans. Fille de Yann, seconde des filles Le Pen, la jeune femme blonde a pour père naturel l’ancien journaliste Roger Auque, un temps otage en 1987-1988 durant la guerre du Liban. Son père adoptif est Samuel Maréchal, un proche de son grand-père, homme d’affaires influent en Côte d’Ivoire, aujourd’hui remarié à une descendante de la famille Houphouët-Boigny.
Marion a tout pour incarner l’avenir. Ce dont rêve le patriarche, qui lui réserve une circonscription législative ô combien symbolique: celle du Pontet, dans le Vaucluse, autour de la ville de Carpentras où des tombes du cimetière juif furent profanées en 1990, entraînant de fausses accusations contre le FN. Résultat: une élection sans coup férir. Un siège à l’Assemblée nationale.
En 2014, le Front mène ensuite une belle offensive municipale, empochant Hénin-Beaumont (Briois) – actuelle circonscription législative de Marine Le Pen – Fréjus, Cogolin, Béziers (gagnée par le très médiatique Robert Ménard, compagnon de route du FN sans y adhérer). En 2015, Marion, comme son grand-père avant elle, échoue en revanche à conquérir la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, remportée par la droite. Mais elle imprime sa marque.

A Marine, sa tante, le FN populaire enraciné dans les anciennes terres ouvrières désertées par le Parti communiste, en particulier dans le Nord et dans l’Est, sur les ex-terres minières. A Marion, la très jeune nièce, le FN méridional centré sur le discours anti-immigrés et anti-musulmans cher à de nombreux «pieds-noirs», les familles françaises rapatriées d’Algérie après l’indépendance. Ses cinq années d’espoir électoral s’écraseront contre le plafond de verre de mai 2017, avec l’échec de Marine face à Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle.
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«La forteresse des Le Pen commence à se déliter en novembre 2014 au congrès de Lyon», commente, a posteriori, le politologue Pascal Perrineau, auteur de Cette France de gauche qui vote FN (Seuil) et observateur du parti depuis ses débuts. Au Palais des congrès de Lyon, Jean-Marie Le Pen fait alors sa dernière apparition en fondateur star du parti d’extrême droite. Un clip le montre en train de s’entraîner à la boxe, sur un ring. L’image fameuse de son face-à-face très violent avec une élue socialiste de Mantes-la-Jolie, en 1997, est chaudement applaudie.

En cet automne 2014, le tribun parle encore à ses troupes, devant sa fille et sa nièce. En salle de presse, il fait ce qu’il adore: jouer son personnage, défier le politiquement correct, défendre la Russie de Vladimir Poutine, pourfendre Sarkozy dont il ne croira jamais au possible retour (avec raison). Sa femme Jany veille. Le «Menhir» l’a toutefois bien compris: son Front n’est plus à lui.
De fait: Marine a commencé à baisser le pont-levis politique de la forteresse frontiste. La «dédiabolisation» reste sa priorité. L’Union européenne et l’euro sont ses adversaires. Le FN est aussi bousculé par les enquêtes journalistiques à répétition sur ses finances. Les prêts bancaires russes ou tchèques passent mal pour un parti nationaliste qui affirme vouloir défendre envers et contre tout la souveraineté de la France.
A ce congrès du FN à Lyon, l’éditorialiste vedette du Figaro Eric Zemmour n’est pas présent. Mais la fracture idéologique s’incruste. «Ce congrès de Lyon, c’est l’épreuve de vérité. La dynastie Le Pen est au sommet de son pouvoir sur un parti ascendant, légitimé dans les urnes, débarrassé de la droite Sarkozy», poursuit Pascal Perrineau. Sauf que la terre électorale va trembler sous le quinquennat de François Hollande, pour ouvrir des brèches béantes sous la présidence Macron.
Une partie de l’extrême droite française, version Marine, pense que la conquête du pouvoir exigera des renoncements, au moins dans le ton, et que l’offre populiste doit d’abord être sociale-identitaire. C’est le credo de Florian Philippot. Une autre, version Marion, croit au libéralisme économique et veut remettre les valeurs catholiques, antiavortement et anti-mariage pour tous au centre du débat. Le zemmourisme télévisuel est en fait déjà à l’œuvre.
Jean-Marie Le Pen, exclu du parti en 2015 pour de nouvelles harangues antisémites, reçoit le polémiste dans son château de Montretout et couve sa petite-nièce. 2014 marque bien la rupture: pour la première fois depuis le divorce avec Pierrette Le Pen puis le séisme Bruno Mégret, la famille qui règne sur le FN est divisée. Les remparts qui protégeaient le clan sont moins invulnérables.
La suite s’est, depuis lors, jouée en trois temps. A charge pour les électeurs français, les 10 et 24 avril 2022, d’écrire éventuellement la fin de cette saga politique commencée voici bientôt un demi-siècle.
Premier temps: le fameux débat de l’entre-deux-tours, le 3 mai 2017. Pour Marine Le Pen, qualifiée en finale de la présidentielle, le moment doit être décisif. Sa crédibilité se joue devant les caméras. L’extrême droite peut prouver qu’elle saura gouverner la France. On connaît le résultat: échec total et débâcle politique face à Emmanuel Macron.
Le sort de l’euro, la monnaie unique présente dans le portefeuille de tous les Français, est devenu le piège absolu pour la candidate FN, qui n’en veut plus mais n’ose pas l’assumer. A la télévision, Marine n’apparaît jamais digne de confiance pour présider la France. Elle sait qu’il lui faudra tout reconstruire pour surmonter ce désastre. Florian Philippot est mis dehors. Le clan Le Pen est à terre, mais il n’est pas battu.
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Deuxième temps: l’après présidentielle et législatives de 2017 (huit députés FN). Marion Maréchal-Le Pen, rattrapée par sa jeunesse, sa vie de femme et son envie de fonder une famille, refuse de reprendre le flambeau pour lancer, à Lyon, un institut privé de sciences sociales, économiques et politiques destiné à former les cadres de la future droite française (il ne décollera jamais). Sa circonscription est délaissée.

La fissure générationnelle et familiale est confirmée. Puis survient le congrès des 10 et 11 mars 2018, qui transforme le Front en Rassemblement national. Cette fois, la fracture est politique. Entre Saint-Cloud et Montretout, Jean-Marie Le Pen fulmine. Son héritage est en train d’être dilapidé. Sauf que le responsable n’est pas un «traître» extérieur à la famille. Le coup de grâce vient de Marine Le Pen elle-même, convaincue que le Front national d’hier n’est plus.
Sans jamais en parler en public, l’héritière de la dynastie a également compris que ses propres enfants – une fille aînée et des jumeaux, une fille et un garçon – ne seront pas, demain, au rendez-vous des urnes, des congrès et des complots qui agitent l’extrême droite. Elle se chargera donc seule de l’avenir, convaincue de sa bonne étoile par le beau score de la liste conduite par Jordan Bardella (aujourd'hui en couple avec une autre nièce de Marine...) aux élections européennes de mai 2019: 23,3% des voix, en première position.
Le troisième temps est celui qui se joue maintenant. L’heure de la facture. Facture politique, car sa nouvelle candidature à la présidentielle, lancée dès janvier 2020, n’a pas empêché Eric Zemmour de se rêver en sauveur de l’ultra-droite et de se lancer à son tour, le 30 novembre 2021, dans la course à l’Elysée, avec l’espoir d’empocher la mise et de réaliser, lui, la fameuse union des droites indispensable pour l’emporter. Facture humaine, car derrière les défections (le sénateur marseillais Stéphane Ravier, l’eurodéputé Jérôme Rivière, le député Gilbert Collard, l’ex-porte-parole Nicolas Bay…) se dessine une redoutable manœuvre d’encerclement par le sud, terre de maires à la fois proches du RN mais restés hors du parti et prêts à faire feu de toute leur puissance médiatique, comme le maire de Béziers Robert Ménard, réélu en 2020.
Ecoutez notre podcast «Comment va la France ?» consacré à l’extrême-droite française. Avec Béatrice Houchard, journaliste, spécialiste du Rassemblement national
L’heure du «grand remplacement» n’a pas sonné que dans les harangues d’Eric Zemmour, il se dessine aussi au RN
Facture et fracture familiale surtout, car Marion Maréchal, après avoir renoncé au patronyme Le Pen pour l’état civil, semble prête à basculer. Y compris dans la confrontation directe avec sa tante, pour laquelle elle n’appellera pas à voter. Son grand-père, lui, met de l'acide dans les plaies en affirmant que Marine n'a pas co-éduqué sa nièce comme il lui est arrivé de le dire.
L’heure du «grand remplacement» n’a pas sonné que dans les harangues d’Eric Zemmour, pour dénoncer le poids des immigrés dans la société française. Ironie suprême, il se dessine aussi au RN, où de nombreux cadres vacillent, prêts à lâcher prise. Le clan Le Pen, c’est une évidence, n’a plus la confiance aveugle de ses troupes. Le menhir Jean-Marie distille ses confidences positives sur Zemmour, dans lequel il retrouve peut-être l’héritier mâle qu’il n’a jamais eu.
La messe est presque dite: la citadelle familiale et politique sera à prendre si la stratégie défendue par Marine devait succomber dans les urnes. La «reconquête» prônée par Zemmour et les siens menace aujourd’hui la stabilité et la longévité de l’édifice politique construit depuis près de cinquante ans. Assiégée, la forteresse familiale des Le Pen pourrait bien, cette fois, être forcée de déposer les armes.
A lire pour aller plus loin:
- L'effet Le Pen. Dossier présenté et établi par Edwy Plenel et Alain Rollat. La Découverte/ Le Monde
- La Nièce. Le phénomène Marion Maréchal - Le Pen. Michel Henry. Seuil
- Dans l'enfer de Montretout. Olivier Beaumont. Flammarion
- Les droites extrêmes en Europe. Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg. Seuil
- «Marine est au courant de tout...» Mathias Destal et Marine Turchi. Flammarion
- Le radicalisé. Etienne Girard. Seuil
- Mon année en Zemmourie. Hubert Prolongeau. Flammarion
- Zemmour contre l'histoire. Tracts Gallimard
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