
Bienvenue à Beattyville
Une semaine dans une région oubliée de l’Amérique
La ville est celle qui a le plus voté pour Donald Trump. Dévastée par les opioïdes, c'est aussi l'une des villes blanches les plus pauvres des Etats-Unis. Derrière la misère, il y a toutefois des étincelles d'espoir
- Reportage: Valérie de Graffenried
- Photos et vidéos: Jonathan Adams
- Montage: Xavier Filliez
- Infographies: César Greppin
- Réalisation Web: Marie-Amaëlle Touré et Paul Ronga
Samedi soir, sous la pluie. Main Street est désespérément déserte. La rue principale n’est pas longue: 1 kilomètre à peine. Mais ici, tout est concentré sur quelques mètres. A côté de la Cour de justice se dressent le funérarium et une église. Juste derrière, le bureau du médecin légiste. Les vitrines des commerces n’ont pas grand-chose à offrir, si ce n’est la vue sur des intérieurs poussiéreux et déglingués. Sur la porte du fleuriste, la photocopie d’un message: une femme fait un appel aux dons pour aider à payer les factures de sa sœur atteinte d’un cancer de l’estomac. La malade n’aurait plus que six mois à vivre. Bienvenue à Beattyville.
Première attraction: la course de chenilles dodues
Ce soir-là, il fallait une bonne dose d’imagination pour se représenter la petite ville en pleine effervescence. En automne pourtant, elle s’anime grâce à une curieuse tradition: le Woolly Worm Festival. Pendant trois jours, des milliers de visiteurs y affluent avec, au programme, des stands, des concerts, un défilé de vieilles voitures. Et, surtout, une course de chenilles du coin, celles du papillon de nuit Pyrrharctia isabella. Poilues et dodues, elles sont d’un orange-rouille avec deux bandes noires à leurs extrémités. Et il se raconte que la largeur des bandes de la chenille gagnante et l’intensité de ses couleurs détermineront si l’hiver sera rigoureux ou pas.
TAUX DE PAUVRETÉ Au Kentucky, 18% de la population vit sous le seuil de pauvreté, contre 15% en moyenne aux Etats-Unis. Mais à Beattyville, le taux est de 42%.
Mais Beattyville, lovée dans l’Etat rural du Kentucky, au cœur des Appalaches, n’est pas connue uniquement pour ses courses de chenilles. Elle affiche d’autres caractéristiques. C’est la ville américaine qui a le plus voté pour Donald Trump en 2016: à 81%. C’est aussi l’une des villes blanches – seules quatre familles noires y vivent sur 1100 habitants – les plus pauvres du pays. Selon les derniers chiffres du Bureau du recensement des Etats-Unis, 41,8% de ses habitants se trouvent sous le seuil de la pauvreté, chiffre qui est de 18,3% pour le Kentucky et de 14,6% pour l’ensemble du pays.
La grande majorité des Beattyvilliens dépendent d’une aide gouvernementale; 57% des foyers reçoivent des bons alimentaires (food stamps). Un bon quart n’a aucune assurance maladie. Le salaire médian par foyer? Il tourne autour des 17 000 dollars par an. Surtout, les opioïdes y font des ravages. Chaque 100 mètres, des panneaux aux bords des routes sont là pour le rappeler. Avec cette inscription, en grand: «Recherche parents adoptifs».
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OVERDOSES Le Kentucky, 4,5 millions d’habitants, a compté plus de mille décès par overdose d’opioïdes en 2017.
Des enfants sans parents
Ici, c’est toute une génération qui est en train d’être perdue à cause des drogues. Les enfants sont souvent confiés à leurs grands-parents, leurs géniteurs étant incapables de les élever, ou déjà morts. Les chiffres pour le Kentucky sont affolants: près de 100 000 enfants ne vivent pas avec leurs parents. Les overdoses y atteignent des records. «C’est un fléau. Je ne peux moi-même pas avoir d’enfant, alors ça me fait d’autant plus mal de voir tous ces gosses sans parents», glisse la timide Jessica Caldwell, 29 ans, avec son accent chantant, typique du coin. «Mes parents ont dû adopter les trois enfants de 12, 9 et 6 ans de ma cousine. Ils sont nés avec des problèmes de dépendance», souligne la jeune femme.

Jessica travaille à une vingtaine de minutes du centre-ville, au campement Lago Linda, au milieu des pins et d’un lac artificiel. La nuit, les grenouilles y coassent tout leur soûl. C’est là que nous avons choisi de dormir, dans une petite cabane en bois où une couverture chaude faisait cruellement défaut, avant de vraiment partir, le lendemain, à la rencontre des résidents de Beattyville. On dit que les premières impressions sont généralement les bonnes. Notre première virée nocturne n’était pas des plus encourageantes. Une bonne nuit de sommeil, et ça ira mieux!
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Beattyville, 1100 habitants, est le chef-lieu du microscopique Lee County, un comté où la vente d’alcool est interdite mais où le moonshine de contrebande, fabriqué à l’époque en cachette au clair de lune, se déniche facilement. La localité n’a pas d’hôpital, mais deux ambulances. Elle a aussi deux prisons. On se trouve ici en terres conservatrices, où les églises poussent comme des champignons. Nous sommes en pleine «Bible Belt».
La ville a connu des années prospères grâce à l’exploitation du charbon et du pétrole. Aujourd’hui sur le déclin, elle n’est que l’ombre d’elle-même. Elle a subi la désindustrialisation de plein fouet. Les résidents vivent dans une certaine nostalgie. Chômage et addictions constituent un cocktail mortel. Mais l’élection de Donald Trump leur a redonné espoir. Let’s Make Beattyville Great Again.
«Beattyville, c’est là où naît la rivière Kentucky», lance fièrement le maire, rencontré dimanche matin au café de la station-service Valero. Il porte une sorte de haut de training qui n’est plus de toute première fraîcheur. Edward Scott Jackson est maire depuis le début de l’année. Il était auparavant le dog catcher du coin, avec pour mission d’attraper les chiens errants. Nous avions cherché à le contacter plusieurs fois avant le reportage, sans succès. Le voilà devant nous, à refaire le monde avec deux comparses et un jeune policier dans un coin de bistrot, un gobelet de café en carton entre les mains.

Il est de ceux qui ont voté pour Donald Trump en 2016, dans l’espoir d’un changement. Et il le refera en 2020. Sans hésitation. Dans cette région reculée, les habitants se sentent ignorés, livrés à eux-mêmes. Ils font partie de l’Amérique oubliée. Alors, avec sa promesse de créer 25 millions de jobs et de «ressusciter» le charbon, Donald Trump leur a donné l’impression qu’ils étaient entendus. «Il veut aussi lutter contre les dépenses publiques inutiles; nous avons besoin de combattre le gaspillage au niveau de notre Etat fédéral», relève Edward Scott Jackson, avec sa mine impassible. Les priorités du maire pour Beattyville? Très terre à terre: consolider le réseau d’eau potable, un très gros problème dans la région, et celui des eaux usées. Il ne parle pas des opioïdes. Il admet en revanche être inquiet de voir les rares jeunes diplômés quitter la région pour ne jamais revenir.

A Beattyville, la sinistrose ambiante – le maire n’est pas vraiment du genre gai luron – n’empêche pas ses résidents élevés à la dure d’être fiers, une caractéristique du Kentucky. Ici, c’est presque une mentalité clanique qui prévaut. Souvent raillés en raison de leurs faibles connaissances et de leur accent, les habitants passent parfois pour des hillbillies – un terme que l’on pourrait traduire par «péquenauds» ou l’équivalent de «crétins des Alpes» en Europe –, mais ils ont appris à se forger une épaisse carapace.
D’ailleurs, dans Once Upon a Time in Trumpalachia, Dwight Billings, un professeur de sociologie, dénonce, avec un certain humour, ceux qui décrivent les habitants des Appalaches comme des «sauvages consanguins, mutants, déformés et meurtriers qui s’en prennent sauvagement à d’innocents voyageurs urbains qui se perdraient accidentellement dans la région». «Bonne chance dans vos recherches; j’espère que vous serez en mesure de voir au-delà des stéréotypes et des fausses hypothèses dans lesquels tant d’enquêteurs se sont enlisés avant vous», nous avait avertis Ron Eller, professeur d’histoire à la retraite et auteur de livres sur la région des Appalaches. Son message: la pauvreté ne résulte pas uniquement d’une faible éducation, qui expliquerait ensuite le vote pour Donald Trump. La situation est bien plus complexe. Il suffit de gratter la première couche peu reluisante qui s’offre à nous pour le comprendre.
Une ville sinistrée dans une région à la nature époustouflante, c’est le drame de Beattyville. «C’est petit, ici. Il n’y a rien à faire pour les jeunes. Si je pouvais, je partirais», confie Indica, en apportant deux plats de tacos et une sauce piquante. Il vient du Honduras. Sa famille s’est installée ici quand il était petit. Il affirme ne pas vraiment savoir pourquoi. Indica est un privilégié: il a un emploi. Il travaille comme serveur au restaurant Los Two Brothers, où les trumpistes se font un plaisir de manger mexicain.



Quelques minutes plus tard, en plein culte baptiste, dans la petite église de Nazarene perchée sur une butte, nous avons droit à un son de cloche différent. «C’est formidable, je vis comme une reine, ici!» nous chuchote une femme. Les paroissiens chantent à tue-tête grâce aux paroles projetées sur des écrans géants façon karaoké. Espérer arriver incognito est impossible: les nouvelles têtes sont tout de suite repérées. «Vous avez vu la maison en face de la route, avec sa place de parc? Je paie un loyer de 450 dollars! Ce serait impossible ailleurs!» insiste notre voisine. Elle ne vient pas du Kentucky. A la mort de sa mère, elle a aspiré à une vie plus tranquille et a été attirée par les loyers très bas.
Un dimanche à Beattyville, assister à un culte est presque un passage obligé, et plutôt intéressant d’un point de vue sociologique. Justement, le pasteur Ricky Isaacs demande aux fidèles leurs intentions de prière. «Pour mon voisin. Il est à l’hôpital depuis hier», lance un homme. «Ma mère est malade», souligne un autre. «Ma sœur peine à lutter contre ses addictions.» Ils sont très nombreux à prendre la parole.


Sur un banc, une paroissienne s’est mise sur son trente et un. Manucurée, soigneusement maquillée, avec un ensemble rose satin. Elle ne parvient pas pour autant à masquer son visage très marqué, sans dents. Et elle ne cache même plus la petite bouteille d’alcool qu’elle sort subrepticement de son sac pour avaler une gorgée. Le pasteur annonce un futur mariage. La fête aura lieu dans le sous-sol de l’église. Nous l’attrapons à la sortie du culte. Ricky Isaacs est dépité. «On perd nos jeunes, les perspectives sont sombres alors que nous avons des gens bien. Le tourisme prend, mais il faudra près de vingt-cinq ans pour vraiment en profiter…» commente-t-il. En annonçant le mariage, il avait rajouté une phrase: «Merci d’apporter à manger si vous le pouvez.» Ici, galères et solidarité vont souvent de pair.
L’église se vide. Retour dans Main Street, devant Los Two Brothers, un des coins les plus animés de la ville, aussi bariolé que les vitrines avoisinantes sont grises. Nous avons rendez-vous avec Chuck Caudill, mais il n’arrive pas. Je l’appelle. Un flot de paroles s’ensuit. «Désolé, j’étais en train d’écrire ma chronique pour le journal local. Je n’ai pas vu le temps passer, j’arrive!» Quelques minutes plus tard, à peine sorti de sa Jeep, il nous y embarque pour faire un tour du comté. Il durera trois heures.
Chuck Caudill est le responsable des Finances du comté de Lee. Ou judge executive, comme on dit ici. Un sacré personnage, extrêmement volubile, à l’énergie débordante. Le genre de marchand de tapis capable de vendre une épaisse moquette à quelqu’un d’allergique aux acariens. Cheveux en brosse, visage comme coupé au couteau et silhouette de sportif, il a habité dans le New Jersey, avant de revenir dans le Kentucky. Il a fréquenté l’Actors Studio à New York, a fait du mannequinat, puis, après un passage par l’armée, s’est fait happer par la politique.

D’une drôle de façon, d’ailleurs. Démocrate, Chuck Caudill n’a jamais réussi à se faire élire dans son comté. Il est alors devenu indépendant. De nouveau des échecs électoraux. Dernière solution: s’inscrire au Parti républicain. Et cette fois, bingo! «J’ai dû aller expliquer cela à mon père, sur sa tombe, s’amuse-t-il, tout en changeant de chemin. Il a toujours été démocrate et a raté toutes les élections…»
Du potentiel touristique
La Jeep s’enfonce dans une forêt défigurée ici et là par de petits derricks de pétrole. Sous une pluie battante, Chuck Caudill s’arrête, déplace un tronc d’arbre venu entraver la route, puis traverse trois rivières avec son 4x4, tout en nous racontant l’histoire des lieux.
L’avenir, ici, c’est l’internet à haut débit! C’est une priorité. Cela fera revenir les commerces et redémarrer l’économie.
En désignant au passage l’arbre où a été pendu le dernier criminel de la région il y a près d’un siècle, il se veut résolument positif: «L’avenir, ici, c’est l’internet à haut débit! nous explique-t-il. C’est une priorité. Cela fera revenir les commerces et redémarrer l’économie.» Dans cette région montagneuse, notre téléphone affichera souvent «sans réseau» et la plupart des foyers sont privés d’internet. On comprend maintenant mieux pourquoi il était si difficile de contacter des gens en amont pour préparer le reportage…


Prochaine étape: l’usine désaffectée de Lion Apparel. Nous voilà devant un grand bâtiment blanc, au milieu d’un parking vide. Jusqu’en 2011, des femmes y fabriquaient des uniformes pour l’armée et les pompiers. «Nous espérons qu’une entreprise s’y installera bientôt. Nous sommes en discussion avec plusieurs repreneurs potentiels», lâche Chuck Caudill. Amazon a occupé les lieux pendant quelque temps, mais uniquement à titre provisoire.

Commerces et concessionnaires automobiles ont fermé les uns après les autres. Les principaux fournisseurs d’emplois sont désormais les prisons et les écoles. Mais là encore, quand des possibilités de travail existent, les employeurs sont souvent confrontés à des personnes qui peinent à se débarrasser de leur dépendance. «Et après des absences répétées, ces personnes perdent leur job.»
On sent dans cette région une bonne dose de fatalisme. En 1964, le président Lyndon Johnson avait choisi la petite ville d’Inez, dans le comté de Martin, pas bien loin de Beattyville, pour y lancer sa «guerre contre la pauvreté». Il s’était invité à l’improviste chez Tom Fletcher, un mineur de charbon, père de huit enfants. Des millions de dollars ont afflué par la suite, mais rien n’a vraiment changé.
D’ailleurs, plusieurs décennies après la visite présidentielle, Tom Fletcher était toujours sans emploi, avec juste une assurance invalidité en plus. Sa première femme était morte d’un cancer, maladie que l’on dit fréquente dans la région à cause du charbon, et sa deuxième épouse a été condamnée à 25 ans de prison pour avoir tué leur fille de 3 ans et tenté de faire de même avec leur fils de 4 ans, racontait USA Today en 2014. Elle a avoué qu’elle voulait les tuer par overdose afin de toucher l’argent de l’assurance. Tom Fletcher est décédé en 2004. Il a eu droit à son moment de gloire en posant avec Lyndon Johnson, mais jamais à une existence heureuse.


«Nous avions un temps les plus importants gisements pétroliers de l’est du Mississippi», rappelle Chuck Caudill, les yeux rivés sur un chantier forestier dont le bois servira à fabriquer des tonneaux pour le bourbon. L’industrie du charbon a aussi été florissante, mais la production a chuté de 63% depuis 2000 dans l’est du Kentucky. «Cette page s’est tournée. La région a désormais du potentiel touristique grâce aux sites du Natural Bridge State Park et de Red River Gorge, très prisés des adeptes d’escalade, depuis 2010 surtout. Des gens du monde entier viennent grimper. Mais il faut faire attention à ne pas reproduire les erreurs du passé en misant tout sur un seul secteur dont on devient dépendant.»
PRODUCTION DE CHARBON
Le Kentucky produit trois fois moins de charbon qu’en l’an 2000. Les mines situées à l’est ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Elles n’ont extrait que 3,9 millions de tonnes au dernier trimestre.
Depuis cinq ans, le tourisme connaît une croissance de près de 15% par an et Chuck Caudill, décidément infatigable, est très fier de nous montrer les bons exemples. Grimpe, treks, tours en kayak ou en petit bolide tout-terrain: certains ont vite compris qu’il y avait un créneau à exploiter. Mais ceux qui ouvrent des petits campements, dortoirs ou cabanes viennent souvent d’ailleurs.
C’est le cas de la famille qui gère le Hollerwood Park, près de la ville de Stanton, un parc d’aventures pour véhicules tout-terrain. «Les gens ne vous le diront pas, mais ils sont terrifiés à l’idée de voir du changement apporté de l’extérieur», glisse Chuck Caudill. Pour le judge executive, c’est tout un «état d’esprit» qu’il faut changer. Ici, la mentalité d’assistés a tendance à prendre un peu racine. «Avec internet et le développement d’autres services, on assiste d’ailleurs à certaines tensions: des habitants n’ont pas envie de payer plus alors qu’ils profiteront forcément de ces améliorations…»
Il est temps de retourner à Beattyville. Chuck Caudill nous emmène au Chocolat Inn & Café, où des suites sont louées à 179 dollars la nuit. Mais qui veut donc se perdre ici en payant une telle somme? Dustin Cornett, le jeune patron du motel, a fait un pari audacieux, qui semble lui réussir. Ses chambres, thématiques, sont décorées avec beaucoup de goût. Hommes d’affaires et touristes s’arrêtent chez lui.

«Et ceux qui reviennent pour des funérailles.» Son parcours est original. Dustin a quitté Beattyville en 2001. Il a beaucoup voyagé et a épousé une Japonaise. «On s’est mariés en Micronésie et j’ai été frappé par le nombre de gens qui veulent quitter l’île alors que c’est un paradis. Cela m’a fait voir les choses différemment. En revenant ici en 2014, j’ai compris que je devais profiter de ce coin de nature idyllique plutôt que de le fuir.»
Beaucoup de demandes de prêt m’ont été refusées, jusqu’à ce qu’une banque croie enfin en moi.
Il a ouvert son motel en septembre 2017. Dustin torréfie son propre café et confectionne son chocolat (excellent!); sa femme fait des pâtisseries maison. «Beaucoup de demandes de prêt m’ont été refusées, jusqu’à ce qu’une banque croie enfin en moi. Elle a pris des risques! Nous vivions à l’époque presque comme des sans-abri, dans un Bible camp». Grâce à son sens entrepreneurial et à son audace, Dustin Cornett prouve que réussir à Beattyville est possible.
Pas de suite avec jacuzzi pour nous, mais notre petite cabane en bois, au milieu des grenouilles. Le lendemain, nous décidons d’aller du côté des établissements pénitentiaires.
Abandonné en 2015, le Lee Adjustment Center (800 places), géré par une entreprise privée, a rouvert en mars 2018, pour désengorger les geôles de l’Etat. De l’autre côté d’une route trône la Three Forks Regional Jail, avec ses immenses barbelés et son intérieur sombre. Le directeur, Harvey Pelfrey (en photo ci-dessus), un grand gaillard aux mains de géant, nous accueille. Il a été chef de la police avant d’exercer deux mandats de shérif, de 1999 à 2006. C’est un démocrate.
Le Tylox, un antidouleur, a longtemps été le principal problème. Puis l’héroïne. Aujourd’hui, c’est surtout la méthamphétamine.
Sa prison peut accueillir jusqu’à 400 détenus. On les voit d’ailleurs sur des écrans de surveillance, dans la petite salle qui lui sert de bureau. Une caméra est braquée sur une pièce avec une quarantaine de sacs de couchage posés à même le sol et des détenus qui errent autour. Ici, les 44 employés sont payés entre 9 et 10 dollars de l’heure. En face, dans la prison privée, ils sont payés 3 dollars de plus.
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Le directeur évoque très vite les coûts des incarcérations, mais aussi la crise des opioïdes: la grande majorité des détenus ont agi sous l’influence de drogues et la prison doit disposer des traitements adéquats. «Le Tylox (oxycodone et acétaminophène), un antidouleur, a longtemps été le principal problème. Puis l’héroïne. Aujourd’hui, c’est surtout la méthamphétamine.» Deux shérifs du coin ont fait de la prison pour avoir accepté des pots-de-vin de trafiquants.
En parfait démocrate, Harvey Pelfrey souligne le paradoxe de Beattyville: la plupart des résidents qui ont voté pour Trump dépendent d’une aide étatique, ce qui ne colle pas vraiment à l’image du Parti républicain. Même Mitch McConnell, le populaire leader de la majorité républicaine au Sénat, qui vient du Kentucky, a dénoncé le trop grand nombre d’assistés. Mais on n’est plus à une contradiction près à Beattyville. Le Kentucky a été un bastion démocrate. Mais en 2016, 60% des voix se sont portées sur Donald Trump.
Le refuge pour sans-abri toxicomanes
Après la case prison, nous poursuivons notre jeu de l’oie kentuckien. Prochain arrêt: le refuge pour sans-abri toxicomanes. A l’intérieur, un gars dort sur un canapé, sans même remarquer notre présence. Trois autres viennent à notre rencontre. L’un sort une lame de rasoir de sa poche. Une jeune femme, cheveux courts et tatouages sur les jambes, nous tourne autour, agitée mais souriante. Son pantalon laisse apparaître une partie de ses fesses. «J’ai décidé de partir d’ici aujourd’hui, il faut que je parte, il faut que je parte!» dit-elle. Un homme, visage émacié et chevelure jusqu’aux aisselles, nous conseille d’aller voir la responsable des lieux, Carla Mays.


Nous la rencontrons dans son bureau de la Société d’habitation et de développement de Beattyville, qui propose des logements à des loyers abordables. Carla Mays consacre sa vie aux pauvres. Elle a adopté trois enfants, dont l’un vient de sortir d’une cure de désintoxication. Elle verse régulièrement des larmes en parlant des homeless. Elle les appelle ses «agneaux». Très croyante, elle espère les remettre sur le droit chemin. Elle a dû se battre pour obtenir son abri: «Les habitants n’en voulaient pas.» Carla Mays a elle aussi voté pour Donald Trump. «J’ai même ma casquette «America Great Again», lance-t-elle. «La présidence Trump n’a effectivement rien amélioré pour l’instant à Beattyville. Pour que des changements se répercutent jusque dans notre contrée reculée, il faudra du temps. Mais j’ai confiance, cela viendra.» Sa voix est douce.
En vidéo: rencontre avec Jeff et Robin, hébergés par le refuge pour sans-abri toxicomanes
Un peu plus loin, à la sortie du supermarché IGA, un homme pousse lentement son caddie sur le parking. Il est habillé en tenue de camouflage, bottes boueuses et casquette avec une tête de cerf sur le crâne. «Vous êtes chasseur?» lui lance-t-on pour entamer la conversation. Raté. «Non, c’est ma tenue de tous les jours.» Corbett Hobbs a 57 ans, une forte carrure et une moustache qui lui cerne la bouche. Il travaille pour une société pétrolière. «Vivre à Beattyville? La situation a empiré», lâche cet homme au regard triste. ll évoque une série de meurtres survenus dans la région en 2016. Il préfère ne pas en dire plus: tout le monde se connaît ici. Aujourd’hui, au moins quatre résidents du coin sont mystérieusement portés disparus. La drogue, encore. On y revient à chaque fois.
Avouons-le, nous avions quelques préjugés en préparant le reportage sur ce nid de trumpistes. Au final, nous avons été frappés par l’accueil et l’extrême gentillesse des habitants. La plupart ont voté pour Donald Trump sans pour autant être des inconditionnels ou cautionner tous les agissements du président. Mais ici, l’espoir de retrouver un emploi, d’avoir un travail décent plutôt que d’en cumuler deux ou trois avec la crainte de se faire couper l’électricité l’emporte sur tout le reste, y compris sur les questions de morale.
Pendant sa campagne, Donald Trump a su démontrer qu’il se souciait de cette frange d’Américains blancs qui vivent dans la misère et se sentent mis de côté. Contrairement à Hillary Clinton. La démocrate a définitivement aggravé son cas en mars 2016, dans l’Etat voisin de l’Ohio, en soulignant sans nuance qu’elle mettrait «beaucoup de mineurs et de compagnies de charbon en faillite». Le facteur femme a aussi joué un rôle. Dans ces terres conservatrices, des habitants admettent ne pas être encore prêts à avoir une femme présidente. Beaucoup ont au final davantage voté contre Hillary Clinton que pour Donald Trump.
De toute façon, quand on vit à Beattyville, ce qui émane de la Maison-Blanche semble bien lointain. Coupés du monde, les résidents ne s’abreuvent pas au quotidien des tweets de Donald Trump. Leurs préoccupations sont ailleurs. Et ils n’ont probablement jamais entendu parler de l’étude de Philip Alston, le rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, parue en juin 2018. Le rapport est dévastateur pour l’administration Trump, accusée de mener une politique sociale «qui consiste avant tout à réduire le nombre d’Américains qui ont une assurance santé, à stigmatiser ceux qui reçoivent une aide du gouvernement et à ajouter des conditions plus restrictives pour accéder aux prestations sociales».

Des candidats démocrates au franc-parler qui viendraient mettre les pieds dans la gadoue du Lee County pourraient, qui sait, peut-être y faire de bons scores. CNN a raconté une belle histoire. Dans un reportage diffusé début 2017, une journaliste a rencontré un couple qui a voté pour Donald Trump, Harold et Leighandra Shouse. Harold est un maçon à la mine fatiguée qui doit faire plus d’une heure de route pour gagner un salaire décent. Tous deux évoquent leurs galères. Et un rêve, jamais assouvi depuis leur mariage: découvrir le Grand Canyon. Après le reportage, ils reçoivent une lettre d’un riche démocrate de New York qui tient à rester anonyme. Il a voté pour Hillary Clinton mais leur dit comprendre pourquoi ils ne l’ont pas fait. Touché par leur sort, il leur a offert le voyage tant désiré.
Jeff Spradling, le sous-directeur du Center for Poverty Research de l’Université du Kentucky, qui a travaillé à Beattyville, nous avait prévenus: la pauvreté est un thème très sensible à aborder. Il préfère insister sur la qualité des habitants de la petite ville: «Les gens qui y vivent et y travaillent se soucient de la communauté et font du mieux qu’ils peuvent pour en faire un lieu agréable à vivre.» Il a raison.

Si l’on fait abstraction des signes apparents de pauvreté et de la crise des opioïdes, la région des Appalaches est très belle: des collines verdoyantes se succèdent et de jolies maisons en bois jouxtent parfois des taudis. Les forêts du coin abritent encore des ours noirs, des lynx et des coyotes, se vante la mairie de Beattyville sur son site internet. Ainsi que des serpents à sonnette et des mocassins à tête cuivrée. La localité a d’ailleurs sa snake whisperer («chuchoteuse» de serpents).


Et puis, à deux heures de route seulement se situe Lexington, la ville natale de George Clooney, où foisonnent les distilleries de bourbon. Lexington est surtout connue comme étant la «capitale mondiale du cheval». L’immense hippodrome de Keeneland est situé juste en face de l’aéroport. En l’espace de quelques kilomètres seulement, dans ce «Bluegrass State» réputé pour sa musique country, des résidents de localités perdues dépendent de bons alimentaires, luttent contre les démons de la drogue et s’offrent une fois l’an des courses de chenilles pendant que des hommes d’affaires amoureux de chevaux brassent des millions de dollars. Le Kentucky, c’est ça aussi.
Pourquoi Beattyville?
La ville est non seulement celle qui a le plus voté en faveur de Donald Trump, mais elle accumule aussi de tristes records en termes de statistiques. Titillée par un article du Guardian, j’ai voulu plonger dans ce microcosme et vérifier sur place comment on y vit. Comprendre pourquoi Donald Trump a été élu et aller à la rencontre de ses électeurs pour sonder leurs préoccupations reste une mission importante de tout correspondant basé aux Etats-Unis.
Comment nous avons procédé
J’ai contacté des spécialistes du Kentucky avant de me rendre sur place, dont un collaborateur du Centre sur la pauvreté rattaché à l’université, basé à Lexington. Pour mieux comprendre le contexte socioéconomique de la région des Appalaches. Entrer en contact avec des résidents à l’avance, y compris le maire, m’a en revanche causé des sueurs froides. Presque personne ne mordait à l’hameçon. Mais une fois sur place, tout s’est décanté!
Ce que nous retenons
Je m’attendais à un accueil plutôt froid, je me suis trompée. Surtout, j’ai eu le sentiment que le vote en faveur de Donald Trump ne relevait généralement pas de convictions profondes. Le sentiment d’être entendus, avec des promesses dont ils espèrent encore les résultats, a souvent suffi. Ces oubliés de l’Amérique veulent se faire entendre.
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