Barrow, Alaska: voyage au bout du monde
Reportage en Alaska, dans la ville la plus au nord des Etats-Unis, rythmée par la chasse à la baleine et des conditions climatiques difficiles. Bien loin des préoccupations de Washington. Sauf quand il s'agit de pétrole
- Reportage: Valérie de Graffenried
- Photos: Valérie de Graffenried, Peter Lourie, Reuters, Getty
- Vidéos: Valérie de Graffenried, Simon Gabioud
- Infographies: Florent Collioud
- Format Web: Florian Fischbacher
Dans cette localité isolée, accessible uniquement en avion – parfois en bateau quand la glace le permet –, règne une étrange atmosphère. Comme un climat de fin du monde. Errez dans ses ruelles de terre gelée, et vous pouvez tomber, pêle-mêle, sur une tête d’élan fraîchement coupée déposée sur un toit en tôle, deux têtes de caribou jetées sur un vieux canapé brun au bord d’une rue, un trampoline fabriqué avec une peau de phoque, un bout de nageoire de baleine embourbé. Ou un Inuit plumant la douzaine d’oies sauvages qu’il vient de chasser.
Barrow n’est pas exactement une ville où il fait bon vivre. Qui donc aurait envie de se réfugier dans cette bourgade de 4800 habitants au nord du cercle polaire, à 2000 kilomètres seulement du pôle Nord? Située sur les rives de la mer des Tchouktches, le climat y est rude. En hiver, pendant trois mois, le soleil est aux abonnés absents. Et à partir du 11 mai, ce sont de longs jours sans nuit auxquels il faut s’habituer. Conditions climatiques obligent, les maisons colorées sont construites sur pilotis, fixées dans le permafrost. Les détritus qui s’amoncellent devant les habitations – des voitures totalement cassées, des motoneiges à moitié prises dans la neige, des déchets carnés, bref, un joyeux bazar – pourraient laisser penser que les locaux rivalisent pour le concours de la maison la plus encombrée.
Et puis, il est très rare de voir des personnes se promener à pied à Barrow. Mais malgré ces premières impressions, le froid qui fige les joues, le ciel très blanc, Barrow a une âme. Et même de petits secrets si on prend le temps de s’y perdre. Elle en devient presque attachante. Les habitants sont à 60% des Inupiats. Des Natives, comme on les appelle ici. Les autres sont des étrangers venus s’y installer par appât du gain, folie ou pour mener des recherches scientifiques. Ou encore, dit-on, pour fuir quelque chose.
Ce jour de juin, j’avais les yeux rivés sur la banquise, par un temps glacial, quand soudain une camionnette s’est arrêtée à ma hauteur. «Je ne veux pas vous faire peur, mais j’ai reçu deux appels signalant qu’un ours vient de passer juste ici il y a vingt minutes.» C’est Qaiyaan Harcharek qui parle. «Né et élevé à Barrow.» Il travaille pour le Wildlife Department de North Slope, la région du nord de l’Alaska qui comprend 13 villages inupiats. Barrow en est le centre névralgique, le poumon.
Qaiyaan fait partie de la patrouille chargée d’éloigner les ours polaires qui s’aventurent en ville. On sympathise. Il me reçoit le lendemain dans la maison pleine de plantes vertes de son père, un ancien maire, un «white man». Au civil, Qaiyaan est «baleinier, harponneur, chasseur et anthropologue». C’est lui qui est parvenu, fin 2016, à rebaptiser Barrow de son ancien nom esquimau: Utqiaġvik, «le lieu où l’on chasse les harfangs des neiges». Un projet qui n’a été adopté qu’à six voix près. Mais pour beaucoup – y compris les compagnies aériennes –, cette étrange ville reste encore «Barrow». Plus facile à prononcer.
Dans la cuisine de son père, Qaiyaan prend son ulu, un petit hachoir inuit, et découpe de minuscules bouts de viande de baleine crue qu’il vient de sortir du congélateur. «Attends, je vais d’abord les assaisonner un peu.» Il a tout du jeune Inupiat fier de ses racines qui ne renonce pas pour autant à la modernité. Il s’est marié à Hawaï, sous un soleil ardent, mais a tenu à enfiler sa veste de fourrure traditionnelle. «Oui, j’admets, j’avais un peu chaud», sourit-il. Il nous la montre. «Ça, c’est du loup – celui-là, je ne l’ai pas tué moi-même –, là, du glouton et, ici, du rat musqué. Tout entièrement cousu par ma mère», détaille-t-il.
Des baleines qui coulent
A Barrow, derrière chaque porte se cachent des histoires de baleines, de morses, de caribous ou d’ours
Qaiyaan, 36 ans, a deux étranges piercings sur le menton. Il a surtout d’immenses tatouages sur le torse et les cuisses: des queues de baleines. «Une pour chacune que j’ai harponnée», glisse-t-il. Il fourmille d’anecdotes. Il arrive que des baleines coulent volontairement une fois qu’elles ont été tuées. «Le chasseur doit toujours vouer un grand respect à la baleine, sinon elle peut, même morte, lui rendre la vie difficile…» Il a vécu une étrange expérience lorsqu’il a harponné sa deuxième baleine. «Je ne me souviens plus du tout de ce que j’ai fait à ce moment-là. Mon grand-oncle m’a dit que cela arrivait souvent à d’autres harponneurs, généralement pour leur première baleine. Certains tombent dans les vapes. C’était très puissant, une expérience que l’on ne peut pas expliquer et qui renvoie à la relation que nous avons avec la baleine.»
A Barrow, derrière chaque porte se cachent des histoires de baleines, de morses, de caribous ou d’ours. La plupart des Inupiats assurent que les ours polaires sont nombreux et en «bonne santé». Ils sont agacés par l’image «romantique» de l’ours rachitique à la dérive sur un bout de glace, popularisée notamment par le film d’Al Gore, Une vérité qui dérange (2006). Qaiyaan ne les pense pas en danger, du moins pas dans ce bout de l’Alaska. «J’en vois plus maintenant que quand j’étais gosse. Et ils sont bien portants. On voit souvent des petits.» Qaiyaan en chasse. Il en mange aussi. Il ne voit aucune contradiction avec le fait de travailler au Département de la faune, pour le gouvernement local. La vie est comme ça à Barrow. D’ailleurs, dans son congélateur de compétition, un cœur de caribou côtoie un saumon entier, des tranches de baleine, du béluga et un petit sachet en plastique avec l’inscription en grosses lettres noires: bear stew (ragoût d’ours).
Un spécialiste des baleines boréales
«C’est une viande délicieuse», assure Qaiyaan, les yeux brillants. Mike Shults, un Blanc de 64 ans arrivé à Barrow en 1972, n’est pas vraiment de cet avis. Photographe et guide, il connaît la ville et ses habitants comme sa poche. Il a beau porter un collier de molaires de morse avec une grande canine d’ours au milieu le jour de notre rencontre, il n’en mange pas. «Sa viande est horrible, très dure, sans graisse, et très poissonneuse», raconte-t-il en buvant un thé à l’hôtel Top of the World. Il précise qu’un ours polaire peut rapporter jusqu’à 25 000-30 000 dollars avec sa fourrure. Les yeux des Inupiats ont donc d’autres raisons de briller à la vision d’un ours.
Le quota d’ours polaires que les Esquimaux sont autorisés à chasser est tellement contesté qu’il n’existe pour l’heure aucune limite… Un Inuit qui en abat est en revanche censé le signaler, pour que des prélèvements scientifiques puissent être effectués. En 1977, les Inupiats ont réussi un autre tour de force: faire sauter le moratoire sur la chasse à la baleine boréale qui leur avait été imposé. Ils sont parvenus à prouver aux scientifiques que les méthodes de recensement étaient mauvaises et que leur population était en fait en augmentation. Ce sont les seules baleines qui peuvent passer sous la glace: grâce à la morphologie de leur tête, elles sont capables de la percer pour respirer. Aujourd’hui, des quotas de chasse existent pour tous les villages inupiats. Les habitants de Barrow peuvent en tuer 25 par an, à des fins de subsistance.
Tout au nord de la ville se trouve Point Barrow, ou Nuvuk. Une péninsule à l’extrémité de laquelle se rencontrent la mer des Tchouktches, côté ouest, et la mer de Beaufort, à l’est. C’est là que la chasse à la baleine est particulièrement fructueuse. Impossible d’aller jusqu’au bout sans motoneige. A mi-chemin se trouve un terrain de football américain. L’épaisse couche de neige qui le recouvre ne laisse entrevoir qu’un tout petit bout de son sol synthétique bleu et jaune. C’est une habitante de Floride, touchée par un reportage sur les conditions d’entraînement des Whalers, qui l’a offert, après avoir réussi à récolter près de 800 000 dollars. Pas loin, sur un ancien site militaire, se côtoient des centres de scientifiques. C’est là, dans un vieux baraquement, que travaille Qaiyaan. C’est aussi dans ce coin isolé que sévit John Craighead George, dit «Craig», un biologiste du Wildlife Department.
Les habitants de Barrow peuvent tuer 25 baleines par an, à des fins de subsistance
Moustache bien fournie et allure bonhomme, Craig a un débit de parole très lent et une furieuse tendance à digresser. C’est un spécialiste des baleines boréales. Elles peuvent probablement vivre jusqu’à 200 ans, dit-il. Il assure que les Inupiats ont un grand respect pour ces animaux, dont ils dépendent pour se nourrir. Toutes les parties de la baleine, ou presque, sont utilisées. Chaque année, Craig est en mesure de leur donner de «bonnes nouvelles»: la population des baleines boréales, estimée à environ 11 000 individus, est bien en augmentation. «On pourrait presque dire que le réchauffement climatique a des effets positifs sur cette espèce en particulier, alors que les ours polaires, eux, dépendent vraiment de la glace.» Craig n’est pas un climatosceptique. Il dénonce les effets «effrayants» du réchauffement climatique qui touche Barrow de plein fouet, tout en louant les capacités d’adaptation de certains animaux.
D’ailleurs, quand la banquise se sépare du continent, des ours restent sur la glace, leur habitat habituel, alors que d’autres préfèrent rejoindre la côte. Les scientifiques se disputent pour savoir quelle est la meilleure stratégie de survie. Sur les 19 sous-espèces d’ours polaires réparties sur cinq pays – Canada, Etats-Unis, Norvège, Groenland et Russie –, trois en tout cas seraient en déclin. Le fait d’en voir beaucoup, comme à Kaktovik, au nord-est de l’Alaska, où la forte présence d’ours en automne draine son lot de touristes, n’est pas forcément une bonne nouvelle. Cela démontre surtout que la glace fond. La morphologie des ours a par ailleurs tendance à changer.
Des bouts de lard, parfois un œil
Le biologiste a vécu son enfance dans l’Etat de New York, dans une maison truffée de boas constricteurs, putois, renards ou encore hiboux. Il est le fils d’une célèbre naturaliste et auteure de livres pour enfants, et sa famille comprend plusieurs experts des animaux sauvages, dont deux oncles spécialistes des grizzlis. Il est arrivé à Barrow d’abord pour étudier les loups, et n’est plus reparti depuis. C’était il y a trente-cinq ans, peu après le fameux moratoire de 1977, prononcé alors que l’essor de la chasse commerciale de la baleine pratiquée par plusieurs pays faisait passer tous les voyants au rouge.
C’est là qu’il a commencé à travailler avec les Inuits. Son équipe les a aidés à se défendre contre les instances internationales, à fournir un recensement efficace et régulier des baleines boréales. Il a beaucoup appris à leurs côtés. Scientifiques et Inuits ont conclu une sorte de pacte: Craig et son équipe sont alertés, par radio, dès qu’une baleine a été harponnée et ramenée sur la banquise (ou sur les côtes de la ville quand la glace a fondu). Très vite, ils filent faire des dizaines de prélèvements – des organes, des bouts de lard et parfois un œil –, avant que le dépeçage ne débute. «Les huit baleines attrapées à Barrow cette année sont en bonne santé», commente-t-il de son petit bureau où règne un joyeux capharnaüm. Il lève un œil: «Savez-vous que ces baleines intéressent beaucoup le monde médical, parce qu’on ne leur a encore jamais trouvé de tumeurs cancéreuses?»
A Barrow, la chasse à la baleine est sacrée et souvent une histoire de famille. Les Inupiats sont fiers de leurs traditions millénaires, fiers des 56 équipes de baleiniers qui partent en mer, et du partage de la viande et du lard de baleine, le fameux maktak, avec toute la communauté. Qu’importe que les «non-Natives» puissent s’en offusquer. Ici, tout ou presque tourne autour du mammifère marin. Dans le petit restaurant japonais Osaka, le patron exhibe fièrement son portable pour me montrer ces scènes habituelles de baleines boréales dépecées et éviscérées au bord de la banquise ou sur la plage.
Une graisse nécessaire
C’est dans une maison bleue, adossée à un tas de glace, que me reçoivent George Edwardson et Frederick Brower, le président et le directeur de l’ICAS, l’Inupiat Community of the Arctic Slope, une organisation qui défend les droits et les traditions des Inuits. Une génération les sépare. George Edwardson, longue et fine queue-de-cheval blanche dans le dos, est d’humeur malicieuse: «Je vais tout vous raconter sur mon peuple. Sauf ce que nous faisons au lit!»
«Nous n’avons pas la même capacité que les animaux à produire de la graisse pour nous protéger du froid, commence-t-il par expliquer. Pour vivre dans le nord, nous devons emprunter cette graisse à des animaux marins comme les phoques barbus, les morses et les baleines. Si vous restez ici sans manger notre nourriture, vous deviendrez vite gros, car vous ne mangerez pas la graisse qu’il faut.» Quand les Inupiats partent en montagne, ajoute-t-il, ils mangent plutôt de la viande de béluga [sa chasse n’est soumise à aucun quota, ndlr], qui a une meilleure valeur nutritive que la baleine boréale. «Mais la bowhead whale est ce qu’il nous faut pour notre besoin en énergie habituel.»
Beaucoup moins traditionnel en automne
Les Inupiats insistent sur la notion de survie et parlent de «chasse de subsistance». Aucune viande de baleine n’est d’ailleurs vendue à Barrow ou dans les villages environnants. Ce serait illégal. Barrow a, en revanche, une particularité par rapport aux autres villages de North Slope: c’est le seul à connaître deux saisons de chasse, au printemps, mais aussi en automne, quand les baleines redescendent de leur migration estivale vers le Nord.
Quand vous êtes là-bas, en mer, seul ou en équipe, il ne faut pas mettre d’émotion dans votre chasse, sinon vous chassez mal
Au printemps, les Inupiats partent camper sur la banquise, attendent les baleines, puis les chassent avec leurs bateaux traditionnels construits à base de peaux de phoque, les umiaks. Une fois la baleine tuée à coups de harpon à tête explosive, la bête est hissée jusqu’à la banquise. Pendant ce temps, de l’autre côté de la mer de glace, côté ville, un drapeau est planté au bord de la route. Pour indiquer le passage à emprunter jusqu’à l’équipage qui a tué la baleine. Très vite, des vrombissements de motoneiges se feront entendre: des dizaines d’habitants, ainsi que des scientifiques, se dirigeront vers la baleine. Le blubber, ou lard, que les femmes préparent parfois à même la banquise, fournira le très apprécié maktak.
En automne, changement de décor. La chasse s’y fait de manière beaucoup moins traditionnelle. Personne ne campe sur la glace puisqu’il n’y en a plus. Les bateaux à moteurs remplacent les umiaks. Sans les kilomètres de banquise, les baleines sont directement hissées sur la plage, parfois à l’aide d’un bulldozer. C’est beaucoup plus spectaculaire, puisque les baleines s’invitent pour ainsi dire en ville. Mais ce type de chasse, qui recourt à tous les codes de la modernité, a aussi ses détracteurs. Certains Inupiats se montrent d’ailleurs très méfiants quand on leur pose des questions sur les baleines.
Il a eu la première baleine
Chasser la baleine est une activité qui se transmet souvent de père en fils. Frederick Brower en sait quelque chose. «J’ai commencé à 4 ans, j’en ai aujourd’hui 39. Je suis de la 4e génération de baleiniers», dit-il. Et pas de n’importe quelle lignée. Une partie de la localité s’appelle d’ailleurs Browerville. Le visage impassible, il entrouvre des pans de son histoire familiale, pendant que George Edwardson grignote goulûment des cacahuètes.
C’est une forte croyance chez les Inupiats: les baleines feraient don d’elles-mêmes
Frederick est l’un des 56 whaling captains de Barrow. Cette année, c’est son équipe qui a attrapé la première baleine. C’était le 25 avril, après plus d’une semaine d’attente sur la glace. Son oncle, Harry Brower Jr., est le maire du borough de North Slope, contre lequel il s’était d’ailleurs porté candidat. Sa mère, Charlotte, a également été maire, jusqu’à son éviction en 2016, accusée d’avoir détourné près de 800 000 dollars. Mais ça, Frederick ne le dit pas. Comme il ne s’épanche pas non plus sur son père, Eugene, également maire de Barrow pendant trois ans, qui a été impliqué dans un scandale financier dans les années 1980. Harponneur à 27 ans, Eugene Brower est surtout reconnu comme capitaine. Il a présidé l’Association des capitaines baleiniers de Barrow.
«Petit, j’ai d’abord aidé, dans le camp sur la glace, à préparer les thés et cafés. C’est là qu’on apprend plein d’histoires de chasse, raconte Frederick. J’ai commencé si tôt qu’on m’a rapidement affublé du surnom de Little Whaler [petit baleinier, ndlr], un nom que j’ai conservé pour mon équipe, quand j’ai succédé à mon père comme capitaine.» Ce qu’il a ressenti lorsqu’il a tué sa toute première baleine? Frederick fronce les sourcils. «Quand vous êtes là-bas, en mer, seul ou en équipe, il ne faut pas mettre d’émotion dans votre chasse, sinon vous chassez mal. Il faut rester calme, se concentrer sur une situation de chasse qui reste l’une des plus dangereuses du monde.» «Vous devez rester humble, sinon la baleine ne viendra pas», coupe George.
George a lui aussi fait partie d’une équipe de baleiniers. Il lâche ses cacahuètes, prend des gobelets en plastique, les dispose sur la table et mime une scène. «J’ai pu observer des baleines à la recherche de son grand-père, dit-il en regardant Frederick. J’en ai vu une faire une douzaine de bateaux jusqu’à ce qu’elle trouve celui de son grand-père. Elle s’est alors offerte à lui, en se tournant et lui présentant l’endroit précis où nous plantons le harpon. Son grand-père était le meilleur!» C’est une forte croyance chez les Inupiats: les baleines feraient don d’elles-mêmes et choisiraient, parfois, celui qui leur ôtera la vie.
«Le roi de l’Arctique»
Harry Brower (1924-1992), le fameux grand-père, était un leader très respecté à Barrow. Un des «sages» du coin. Pendant près de trente ans, il a compris l’intérêt de travailler avec les scientifiques pour préserver les traditions inupiates. Il est lui-même le fils de Charles Brower (1863-1945), un aventurier blanc né à New York, surnommé le «roi de l’Arctique». Parti à 20 ans explorer les possibilités d’extraction de charbon en Alaska sur un grand bateau de baleinier à une époque où la chasse commerciale battait son plein, Charles Brower n’a plus jamais quitté l’Arctique. Installé à Barrow en août 1886, il a rapidement adopté le mode de vie des Inuits, en bravant les températures polaires, les ours et l’inconfort. Il a eu 14 enfants, de deux femmes différentes. Ses mémoires ont été publiées dans un livre, Cinquante ans en dessous de zéro [0 degré Fahrenheit équivalant à – 17 degrés Celsius, ndlr]. Harry Brower a, lui, participé à un livre d’entretiens, dans lequel il admet par exemple avoir tué 37 ours polaires en une seule année, avec un de ses beaux-frères. Il est l’un de ceux qui sont parvenus à faire sauter le moratoire de 1977.
Dans cette localité, les os de baleine sont parfois encore déplacés à Point Barrow. Pour les ours. Mais pas besoin d’aller aussi loin pour retrouver des traces de baleines. Elles sont partout. Près de l’ancienne station de dépeçage est érigée une arche formée d’os de mâchoires tendus vers le ciel. Et un habitant a eu l’idée de fabriquer des cocotiers avec des fanons. Mais c’est en marchant vers le nord, sur la route de boue qui longe la côte, que l’on retrouve le plus d’ossements. Des carcasses entières, déposées là comme des sculptures.
Pas loin d’ici s’est déroulée une incroyable histoire en octobre 1988. Trois baleines grises ont été découvertes, bloquées dans la glace. Très vite, grâce à un reportage, Barrow s’est imposé à la planète entière. S’est ensuivie une course contre la montre menée par des activistes de Greenpeace pour sauver les cétacés. Perplexes, les Inupiats ont fini par aider, conscients que l’immense focalisation médiatique pouvait améliorer leur image de chasseurs de baleines. Au final, il aura fallu seize jours, près de 6 millions de dollars, 150 journalistes, l’armée américaine, les promesses d’une compagnie pétrolière, et même l’intervention d’un brise-glace russe, pour libérer deux baleines, le petit étant entre-temps mort d’épuisement. Le film Miracle en Alaska (2012), avec Drew Barrymore, raconte cette curieuse odyssée.
Jeux de minuit
Je scrute la glace et j’imagine la scène. C’était donc par ici. Soudain, j’aperçois un petit drapeau qui se détache à l’horizon. Poussée d’adrénaline: une équipe vient-elle d’attraper une baleine? Faux espoir. Le drapeau est en fait celui d’un whaling crew rentré il y a quelques jours déjà. J’escalade un petit monticule de sable noir. Sur cette portion de plage qui sépare la route de la banquise se trouvent deux bateaux traditionnels, avec des restes de caribous, têtes comprises. Leurs peaux sont généralement utilisées comme tapis pour les campements sur la banquise. Et puis, cette odeur… et les goélands qui s’agitent. Là, un petit bout noir et violet, en état de préputréfaction. Probablement un bout de queue de baleine. Ou plutôt l’arrondi d’une nageoire. Immangeable et inutile? Des mères utilisent parfois cette partie pour permettre à leurs bébés de faire leurs dents. Rien (ou presque) ne se perd dans la baleine.
Toute cette banquise immaculée qui se marie avec le ciel. Ce vent. Ces monticules qui pourraient bien cacher quelque chose. Et si l’ours d’hier n’avait en fait pas tout à fait fini d’inspecter les lieux? Pas l’ombre d’une voiture ni d’un être humain à l’horizon… Je file rechercher un peu de vie. Le soleil de minuit est aussi très beau à observer depuis le centre de la ville. D’ailleurs, comme tous les soirs, des enfants s’amuseront très certainement encore sur la place de jeux à cette heure tardive. Comme en plein jour.
- Vous êtes arrivée avec le vol de ce matin?
– Non, ça fait plusieurs jours déjà.
– Ah, vous êtes donc coincée ici!
La joviale patronne du restaurant chinois Sam & Lee’s part dans un immense éclat de rire. Madame Kim, tout le monde la connaît ici. Son buffet illimité à 18 dollars est très prisé. Comme beaucoup d’étrangers, Madame Kim est venue s’installer à Barrow pour y développer un business. D’ailleurs, tous les restaurants ici sont tenus par des étrangers. L’Osaka est géré par une famille japonaise, l’East Coast Pizza a été ouvert par des Serbes, et l’Arctic Pizza, par exemple, par des Coréens.
C’était ça, la surprise de ce coin perdu mais attachant: à Barrow, j’ai mangé des sushis à tomber, bavardé avec Khakeokeo, un chauffeur de taxi du Laos, ou encore acheté des gants polaires chez des Samoens. Dans le restaurant Top of the World, en plein centre, celui où une tête d’ours polaire est accrochée derrière la réception, il y a de fortes chances de tomber sur des scientifiques de toutes les nationalités qui se délectent d’un petit-déjeuner copieux avec saucisse de renne avant de partir sur le terrain. Une vraie mosaïque.
Madame Kim salue chacun de ses clients, qui repartent le ventre bien plein. Après une petite balade à l’air frais, j’entre dans une échoppe au bord de la banquise. Depuis son comptoir, la vendeuse m’observe, l’air las. Elle vend à peu près de tout: des boissons sucrées, des habits, des cahiers, des fleurs en plastique, des fourrures. «Je viens des Samoa américaines. C’est mon frère qui m’a fait venir ici, il y a trois ans. Chez nous, il n’y a rien à faire.» Elle ne le cache pas, pour elle, le climat est vraiment rude. «Surtout en hiver, quand le soleil ne se lève pas.»
En 1978, le tout premier restaurant à ouvrir à Barrow était Pepe’s North of the Border. Il était tenu par une excentrique américaine, Fran Tate, une ingénieure pétrolière arrivée quelques années plus tôt à Barrow. Pepe’s, c’était le lieu des rencontres. En 1988, quand le monde entier avait les yeux rivés sur le sauvetage de trois baleines grises piégées dans la glace, Fran Tate a su se montrer indispensable. Mais, en 2013, le restaurant a brûlé et, aujourd’hui, la patronne à la langue bien pendue vit dans un EMS à Anchorage, souffrant de démence, selon son fils, Mike Shults.
Mike est un homme plutôt posé. Rien à voir avec son originale de mère, qui s’est mariée cinq fois et avec laquelle il semble entretenir une curieuse relation. Lui et son frère, Joe, ont rejoint Barrow quand il avait 19 ans. «Barrow a beaucoup changé. Quand je suis arrivé ici en 1972, il n’y avait que six voitures, maintenant presque tout le monde en a. Il y avait 2400 habitants, tous des Natives, sauf huit Blancs et un Noir; aujourd’hui, la population a doublé et près de la moitié sont des étrangers», lâche Mike, en t-shirt malgré le froid.
Mike n’est pas d’ici – il a d’ailleurs un grand-père originaire de Lucerne –, mais il pourrait bien y rester. Il s’est intégré facilement. «J’ai appris à chasser le caribou, à le dépecer, et je sais exactement quelle neige prendre pour construire un igloo, lance-t-il. Comme mon frère, j’ai surtout montré aux Inupiats que j’étais prêt à faire le pire des boulots: j’ai accepté d’aller de maison en maison, avec mon camion, pour récolter les seaux d’excréments de ceux qui n’avaient pas de toilettes.» Pour vivre à Barrow, il faut décidément avoir le sens du sacrifice, et de l’humilité.
Dans cette localité, les habitants sont plutôt accueillants. Mais derrière le sourire des Esquimaux se cachent certaines réalités crues. Ses résidents ont la vie dure à cause du réchauffement climatique. L’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète, et le nord de l’Alaska est aux premières loges. L’érosion des côtes menace une trentaine de villages inuits de délocalisation, tout particulièrement la petite ville de Shishmaref, sur la côte ouest, en face de la Russie. Ou encore Kivalina, à quelques kilomètres de là, régulièrement victime d’intempéries.
Pas d’argent pour le climat
Déménager plus à l’intérieur des terres? En été 2017, des habitants du hameau de Newtok, dans la région deltaïque du sud-ouest de l’Alaska, ont fini par le faire, après des années de discussions. Ils font partie des premiers réfugiés climatiques de la région. La majorité des 375 habitants de Newtok peut désormais envisager un avenir à Mertarvik, plus en hauteur. Sans risquer de se retrouver sous l’eau.
J’ai déjà dû déplacer sept fois ma maison plus à l’intérieur des terres. Sans aucune aide du gouvernement
A chaque fois, des dizaines de millions de dollars sont en jeu. Et, surprise, les habitants de Newtok ont appris ce printemps qu’ils bénéficieront d’au moins 22 millions de dollars d’aide fédérale pour leur relocalisation. Presque inespéré. Mais les besoins sont souvent plus importants. L’Alaska a voté à 52% en faveur de Donald Trump en novembre 2016; l’Etat doit désormais négocier avec un président climatosceptique qui est allé jusqu’à dénoncer l’Accord de Paris. Autant faire une croix tout de suite sur une aide fédérale conséquente. Alors, pour l’instant, c’est surtout le système D qui prévaut.
Vidéo: Comme de nombreuses villes du nord de l'Alaska, Barrow est touchée de plein fouet par les changements climatiques. Plusieurs villages sont contraints à se réinstaller plus à l'intérieur des terres.
«J’ai déjà dû déplacer sept fois ma maison plus à l’intérieur des terres. Sans aucune aide du gouvernement, confirme mi-fier, mi-résigné George Edwardson. Le changement climatique décale aussi notre calendrier de chasse. On ne peut plus camper sur la glace aussi longtemps: elle devient plus fine. Les animaux, eux, ont développé des stratégies d’adaptation et de survie. Il arrive que des ours polaires se reproduisent avec des ours bruns…» Philosophe, le géologue se lance dans de grandes théories sur les périodes glaciaires et de fonte des glaces: «On doit faire avec. Ce sont des cycles de la nature.»
«Faire avec.» En attendant, dans le cimetière de Barrow planté au milieu de la toundra, le permafrost fond et certaines tombes semblent flotter dans l’eau.
Prisonnier de la méth pendant cinq ans
A ces difficultés s’ajoutent des maux plus vicieux. L’alcool en fait partie. Et puis, phénomène plus récent, la méthamphétamine. Un fléau. Dans les années 1800, les baleiniers et commerçants ont apporté de l’alcool dans cette région isolée à une population qui n’en avait pas l’habitude. Ils troquaient de l’alcool contre des fourrures, de l’ivoire de morse ou des os de baleine. Et ont appris aux Inupiats comment en fabriquer. Aujourd’hui, le taux d’alcoolisme à Barrow est élevé. La ville a rendu la vente d’alcool illégale en 1996. Officiellement, on n’en trouve plus dans les magasins ni dans les restaurants. Il reste pourtant un compagnon fidèle des hivers rigoureux.
C’est une hécatombe. La drogue éloigne nos gosses de nos traditions
Mais le nouveau problème, depuis une dizaine d’années, c’est la méthamphétamine. Steve [prénom d’emprunt] en sait quelque chose. C’est le cœur lourd qu’il a décidé de quitter Barrow pour s’établir au centre de l’Alaska, à Fairbanks, comme des dizaines d’autres familles d’Esquimaux. «J’ai fui ma ville pour préserver mes enfants de la méth. A Barrow, c’est une hécatombe. La drogue éloigne nos gosses de nos traditions.» «Il n’y a pas une seule famille qui n’est pas touchée», ajoute-t-il. Steve, je l’ai rencontré à Fairbanks. Il préfère rester anonyme: ses enfants ne sont pas au courant de son passé. «Je suis une fois rentré en taxi, alcoolisé. Le chauffeur m’a proposé un petit shoot, pour me requinquer. Il a suffi de ça pour me faire prisonnier de cette drogue pendant cinq ans. A l’époque, je gagnais bien ma vie. Je n’avais aucun problème à dépenser 200 à 300 dollars par jour pour la méth.» Depuis cinq ans, c’est l’héroïne qui commence à faire des ravages.
Steve assure qu’il est aujourd’hui clean. Grâce à sa femme. «Je me contente de fumer de la marijuana, c’est légal en Alaska.» La méth a été introduite à Barrow par les étrangers, raconte-t-il. «Elle vient par avion. Il n’y ni chiens antidrogue ni détection poussée à l’aéroport. Ce sont des gens des îles Samoa et Tonga essentiellement qui gèrent le marché. La drogue, elle, provient surtout des Philippines.»
La richesse du pétrole
Que viennent faire ces étrangers, des îles Pacifique ou d’ailleurs, dans ce coin paumé? «De l’argent, répond Mike Shults. Ils parviennent souvent à cumuler plusieurs jobs, puis rentrent chez eux construire une maison.»
Le pétrole a eu un effet aimant indéniable. Dès 1968, des millions de dollars ont commencé à affluer vers Barrow et les villages alentour, avec la découverte d’un immense gisement pétrolier à Prudhoe Bay. La construction de la fameuse Dalton Highway, qui relie Fairbanks à Prudhoe Bay, une route particulièrement impraticable et dangereuse en hiver, a contribué à relier la région de North Slope avec le reste de l’Alaska. Elle longe l’oléoduc trans-Alaska, mis en service en 1977.
Chaque année, les habitants de l’Alaska, y compris des bébés, reçoivent un chèque issu de la rente pétrolière, de l’Alaska Permanent Fund. Des dividendes qui peuvent représenter une coquette somme, en cas de famille nombreuse. Elle est de 1600 dollars par tête de pipe en 2018. Les Natives bénéficient par ailleurs d’une somme supplémentaire, grâce à un accord passé en 1971. De l’argent facile qui pousse certains à des dérives. «Cet argent est à la fois une bénédiction et une malédiction, glisse Steve. Les villages qui en reçoivent moins ont aussi moins de problèmes d’addiction…»
Lors de notre séjour à Barrow, une soirée spéciale a eu lieu à l’Inupiat Heritage Center. Des représentants du Département de l’intérieur, promoteurs d’un projet de forage pétrolier et gazier dans une des plus importantes réserves protégées de l’Alaska, à l’est de Barrow, sont venus «sonder» la population. Donald Trump a relancé l’idée de forages pétroliers et gaziers dans le Refuge faunique national d’Arctique (ANWR) et, au grand dam des défenseurs de la nature et des démocrates, le projet a passé la rampe du Congrès en décembre.
Une forte dépendance
Ce soir-là, les Inupiats étaient peu nombreux à s’être déplacés. Certains ont pris la parole au nom de la préservation des troupeaux de caribous dont dépend le peuple Gwich’in, et parce que «les déchets déversés dans l’océan nuiront aux baleines». Mais d’autres Esquimaux se sont montrés bien plus conciliants, plaçant les bénéfices économiques au-dessus des traditions et des considérations écologistes. Il faut dire que près de 85% du budget de l’Etat de l’Alaska est composé des revenus du pétrole. Le pétrole a beau diviser les Inuits, à la fin, c’est toujours lui qui gagne en Alaska. Et à Barrow, on ne fait pas exception à la règle.
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