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Suisse-UE, 30 ans de convulsions


Le 6 décembre 1992, le refus de l'Espace économique européen a provoqué une crise nationale entre Alémaniques et Latins. En 2021, le Conseil fédéral enterre un accord institutionnel. En 2022, la situation est plus bloquée que jamais. Retour en dates et images sur des liaisons houleuses

  • Le traumatisme du «dimanche noir»

    L’Espace économique européen est une forme d’intégration économique qui regroupe les 28 pays membres ainsi que l'Islande, la Norvège et le Liechtenstein. En 1992, les Suisses se prononcent sur le ralliement du pays. En mai de cette année, sept mois avant le vote, le Conseil fédéral dépose une demande d’adhésion à l’Union européenne: fut-ce l’erreur du siècle? Les historiens en débattent. La campagne se déroule dans un climat électrique. Elle révèle une nouvelle figure nationale, le Zurichois Christoph Blocher, qui fait de l’UDC sa machine de guerre anti-UE.

    Le 6 novembre 1992, le peuple refuse l’EEE. Il n’y a que 20 000 voix d’écart, mais seuls six cantons et deux demi-cantons acceptent. Le Röstigraben est total. Dans son allocution du dimanche de vote, Jean-Pascal Delamuraz lance la formule célèbre, «C’est un dimanche noir...». En Suisse romande, la jeunesse est traumatisée, certains parlent de quitter le pays. Jamais depuis la Seconde Guerre mondiale, le pays n’a été aussi divisé. Le mouvement «Né le 7 décembre» va tenter de canaliser l’amertume du camp perdant.
    Actuellement, avec les accords bilatéraux, les experts estiment que la Suisse a repris environ 80% des acquis de l’EEE.

    Voir la Une du Journal de Genève du 7 décembre, «Double nein»
  • Le peuple refuse de geler toute discussion

    Imagerie utilisée pendant la campagne, 1997.

    Après le non de 1992, le pays continue à se déchirer. Les eurosceptiques tentent de minimiser toute forme de dialogue avec l’UE, les partisans de l’adhésion, forts du score aussi serré au niveau du vote populaire, pensent devoir aller de l’avant.

    En 1997, la Lega et les Démocrates suisses (extrême droite) font passer en votation une initiative qui veut geler tout mouvement en direction de Bruxelles. Elle exige l’abandon des négociations d’adhésion, et demande qu’une reprise soit liée à la signature d’un accord que le peuple devrait approuver. Ce même peuple souffle le chaud et le froid, puisqu’il balaie ce texte à 73,9% des voix. C’est, au fond, l’affirmation d’une nouvelle confiance envers le Conseil fédéral, qui joue la prudence.

    Voir la Une du Nouveau Quotidien
  • Fondation du Nouveau Mouvement européen suisse

    Roger Nordmann (Né le 7 décembre), Francois Cherix (Mouvement européen suisse), Richard Pfister et Nino Enderlin.

    Les forces pro-européennes se sont éparpillées au fil des années. En Suisse romande, par exemple, coexistent, entre autres, le groupe Né le 7 décembre, le Mouvement européen suisse, les Jeunes Fédéralistes européens et Renaissance Suisse-Europe. Cette dernière a été conçue comme un parti politique, certaines figures en sont issues, dont la Vaudoise Anne-Catherine Lyon.

    En 1998, la création du Nouveau mouvement européen suisse (Nomes) doit fédérer les énergies. Pour y parvenir, rien de tel qu’une initiative: ce sera «Oui à l’Europe!». Malgré des vents contraire, le Nomes continue son travail de fond.

    Lire l'article du Journal de Genève
  • Signature des accords bilatéraux I

    Joseph Deiss, Pascal Couchepin et Joschka Fischer, qui présidait le conseil des ministres des Affaires étrangères de l'UE.

    Le 21 juin, sept ans après le dépôt de la demande d’adhésion, la Suisse signe à Luxembourg le premier paquet d’accords bilatéraux avec l’UE. Du côté suisse, Pascal Couchepin, à l’Economie, et Joseph Deiss, aux Affaires étrangères, tiennent le stylo. Les sept accords portent sur la libre circulation des personnes, les obstacles techniques au commerce, les marchés publics, l’agriculture, la recherche, le transport aérien et les transports terrestres. C’est à ce moment-là qu’apparaît la notion de «clause guillotine»; le renoncement à un accord entraînerait la chute de l’ensemble.

    En mai 2000, à la suite d’un référendum, le Conseil fédéral reçoit la bénédiction du peuple par 67,2% des voix.

    Lire l'article du Temps lors de la signature
  • La claque donnée à «Oui à l’Europe!»

    Campagne du Nomes à Vevey, février 2001.

    Ce devait être la grande revanche. Au fil des années pourtant, le climat s’est refroidi au point que personne ne donne le texte gagnant. Le retournement rêvé se transforme en baroud d’honneur, pour la cause. Le Conseil fédéral ne cache pas son embarras face à l’initiative «Oui à l’Europe!», qui complique la donne après la signature des accords bilatéraux. D’abord, le gouvernement veut contrer une éventuelle montée de l’europhilie par un contre-projet indirect, rappelant que l’adhésion demeure un objectif lointain. Cette piste est abandonnée pendant le chemin parlementaire.

    De fait, la campagne se déroule dans une relative résignation, du point de vue des partisans de l’adhésion. Depuis quelque temps déjà, des sondages montrent que la position des Romands a tendance à se rapprocher de celle de la majorité alémanique.

    Le résultat est cinglant. Le 4 mars 2001, le peuple refuse l’initiative par 76,8% des suffrages. Aucun canton n’approuve le texte.

    Lire l'article sur l'analyse du vote
  • Signatures des accords bilatéraux II, dont la fiscalité et Schengen/Dublin

    Action des anti-Schengen, Berne, printemps 2005.

    L’évolution de l’intégration dans l’Union elle-même conduit à la nécessité de négocier de nouveaux accords. Le point sensible réside dans les dispositions dites de Schengen/Dublin. Pour le Conseil fédéral, la Suisse doit être intégrée à l’espace Schengen, c’est une question de compétitivité autant que de commodité – presque de symbole, pour le pays du coeur de l’Europe. La coopération en matière d’asile s’impose aussi, du point de vue suisse.

    A Bruxelles, le scepticisme domine. Le cas particulier suisse énerve, et la Commission ne voit pas l’intérêt de négocier sur de nouveaux plans. Un secteur, toutefois, donne aux responsables européens l’envie de reprendre langue: la fiscalité. L’UE exige de parler de l’imposition transfrontalière des revenus de l’épargne. La Suisse accepte, pour autant que Schengen/Dublin soit dans le lot.

    Les négociations commencent en juin 2002. Près d’un an plus tard, un accord est trouvé sur la fiscalité; la Suisse accepte le principe d’une retenue sur les revenus de l’épargne des personnes physiques ayant leur domicile fiscal dans l’UE. L’ensemble des discussions n’est bouclé qu’en mai 2004.

    L’accord sur Schengen/Dublin est attaqué par référendum. Il est approuvé en juin 2005, par 54,8% des voix.

    Lire cette interview de Samuel Schmid sur ses doutes passés
  • La modeste approbation de l’élargissement

    L'UDC Samuel Schmid venant commenter le résultat, lui qui était resté en retrait pendant la campagne, Berne, 25 septembre 2005.

    En mai 2004, l’UE s’est élargie de 15 à 25 membres, avec l’arrivée de Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie. Ces territoires de l’ancien bloc communiste accroissent les inégalités de revenus dans l’Union. Mais aussi, ils rejoignent l’espace de la libre circulation; dès lors, la Suisse doit accepter de l’étendre.

    Le débat helvétique est vif, mais pour une fois, il est presque symétrique à celui des pays européens. La crainte du «plombier polonais» ne fait pas florès qu’en Suisse. C’est la première fois peut-être que les termes d’un débat de politique nationale ressemblent autant qu’aux polémiques qui ont court dans les pays avoisinants.

    Le peuple accepte l’extension de la libre circulation par 56% des bulletins. Cela traduit un fléchissement dans le soutien du peuple à la politique européenne du Conseil fédéral. Cette baisse se vérifie encore en 2006: le peuple accepte par une modeste proportion de 53,4% la contribution de la Suisse au fonds européen d’aide à la cohésion, pour les nouveaux membres de l’Est.

    Lire cette opinion, il n'y aura pas d'invasion de plombiers polonais!
  • Pour l’emploi, les Suisses reconduisent la libre circulation

    Les conseillers nationaux – d'alors – Oskar Freysinger et Dominique Baettig, janvier 2009.

    En termes de résultats de vote, c’est un sursaut pour les choix européens du Conseil fédéral. L’extension de la libre circulation à deux nouveaux entrants de l’UE, la Roumanie et la Bulgarie, est approuvée par 59,6% des citoyens. Le scrutin porte en outre sur la reconduction de l’accord général de 2009. C’est dans ces termes que la question se pose: il faut mesurer l’intérêt, pour la Suisse, de la libre circulation des personnes.

    L’analyse du vote montre que l’argument de l’emploi – refuser de reconduire la libre circulation aurait une conséquence négative – a été déterminant. Les arguments des milieux économiques, très impliqués dans la campagne, ont été entendus.

    En somme, cette campagne a été l’exact inverse de ce qui se produira le 9 février 2014.

    Lire l'article du dimanche de vote
  • Le Bureau de l’intégration change de nom, Christoph Blocher triomphe à Locarno

    Christoph Blocher à Locarno, août 2013.

    Deux symboles forts marquent l’année 2013. Le 1er janvier, la structure qui gérait les relations Suisse-Europe change de nom. Depuis 1961, cette instance s’appelait Bureau de l’intégration, elle dépendait de deux départements fédéraux, les Affaires étrangères et l’Economie. Le terme avait son sens, dans une certaine optique. Cette année 2013, l’entité passe sous le seul contrôle des Affaires étrangères, et elle est rebaptisée Direction des affaires européennes. Une neutralité dans l’air du temps.

    En août, Christoph Blocher, pour qui la détestation de l’UE aura été le combat d’une vie, connaît un triomphe. Il est le héros du film documentaire de Jean-Stéphane Bron, «L’Expérience Blocher». Le tribun parade à Locarno comme une vedette, loin des arrière-salles zurichoises de la fin des années 1980.

    Lire la critique, Blocher, quand le soir descend
  • L’assommoir de l’initiative UDC

    Simonetta Sommaruga et Didier Burkhalter lors de la conférence de presse après le vote, 9 février 2014.

    Le coup de massue. Avec une différence de 19 516 bulletins, les Suisses acceptent l’initiative de l’UDC dite «contre l’immigration de masse». La participation a été élevée pour les standards suisses, à 56,5%. Huit cantons et demi ont refusé le texte, les romands ainsi que Zurich, Bâle-Ville et Zoug.

    Ce vote fait voler en éclats le timide équilibre trouvé jusqu’ici avec l’UE. La Commission ne perd pas son temps dans ses représailles; quelques semaines plus tard, elle exclut la Suisse du programme de mobilité universitaire Erasmus, et elle écarte les chercheurs suisses des dispositifs européens. Dans l’urgence, le Conseil fédéral doit trouver une solution pour la question de la libre circulation avec la Croatie.

    Jusqu’ici, la mise en œuvre de cette initiative de l’UDC n’a toujours pas été arrêtée. Cinq scénarios sont sur la table, depuis le modèle prôné par l’UDC jusqu’à celui du PLR Philipp Müller, qui préconise une forme de préférence nationale.

    Pour corser le tout, une initiative visant à revoter sur la question, dite RASA, a été déposée en octobre 2015. Un an plus tard, le Conseil fédéral a annoncé vouloir lui opposer un contre-projet indirect. Il se donne six mois pour le formuler.

    Lire les réactions des lecteurs du Temps
  • Le retrait de la demande, devenue «cadavre assassiné»

    L’ambassadeur suisse Benedikt von Tscharner remettant la lettre de demande au représentant de l’UE Jose Cesar Pauldouro.

    L’expression est facile, mais vraiment, ce fut l’événement qui boucla une boucle. En juin 2016, 24 ans après son dépôt, le Conseil fédéral retire la demande d’adhésion à l’UE. Il le fait sans coup férir, et dans l’indifférence générale. Dans sa lettre, Johann Schneider-Ammann relève que la demande «est devenue sans objet» depuis… 1992, et le vote du 6 décembre, le «dimanche noir».

    Le retrait faisait l’objet d’une motion de l’UDC maintes fois repoussée. «Cette motion assassine un cadavre», note le coprésident du Nomes, François Chérix. La décision d’annuler formellement la demande constitue un geste tactique du Conseil fédéral, désireux de calmer l’UDC alors que commence la phase, hautement périlleuse, de la mise en œuvre de l’initiative contre «l’immigration de masse». Nouvelle époque.

    Lire l'article sur le «cadavre assassiné»
  • Le déblocage miraculeux

    Doris Leuthard et Jean-Claude Juncker, Bruxelles, 6 avril 2017.

    Début 2017, l'ambiance est morose sur le plan interne helvétique – les partis bourgeois, même le PLR fervent partisan des bilatérales, ont dit ne plus croire à un accord global.

    Et voilà qu'à la faveur d'une rencontre avec le président la Commission Jean-Claude Juncker, le 6 avril, Doris Leuthard, présidente de la Confédération, annonce un déblocage complet des dossiers gelés depuis le vote des Suisses du 9 février 2014. Euphoriques, les deux responsables promettent même que la Suisse et l'UE pourraient conclure un accord institutionnel avant la fin de l'année 2017. Vraiment?

    Berne et Bruxelles sur la voie du dégel
  • Coup de théâtre, l'USS met les pieds au mur

    Après une très relative accalmie sur le front intérieur pendant le premier semestre 2018, coup de tonnerre le 8 août: l’Union syndicale suisse (USS) annonce qu’elle ne négociera pas un assouplissement des mesures d’accompagnement à la libre circulation.

    Cette posture d’une rare fermeté bouscule le monde politique en pleine torpeur estivale et installe un duel inédit entre le président de l’USS, Paul Rechsteiner et Johann Schneider-Ammann. Celui-ci poursuit les pourparlers avec les cantons et les organisations patronales – pour compliquer l’affaire, les patrons romands disent leur attachement aux mesures d’accompagnement.

    Ministre et syndicats à couteaux tirés
  • La «faillite»: le gouvernement enterre 15 années de négociations

    Les rumeurs enflaient. Une visite de Guy Parmelin, président en 2021, à Ursula von der Leyen en avril n’y a rien fait. Le 26 mai, trois ministres – Guy Parmelin, Ignazio Cassis et Karin Keller-Sutter – annoncent la mort de l’accord-cadre, négocié depuis 15 ans. Ils évoquent des «divergences substantielles». «Nous ne tombons pas dans un trou noir», veut rassurer la conseillère fédérale à la Justice; «C’est un nouveau départ», lance le président.

    L’UDC exulte, de même que l’USS. Les autres partis sont atterrés. C’est «consternant», «une faillite», «Waterloo», se désole-t-on à Berne. On craint que cet échec ne sonne la «lente désagrégation de la voie bilatérale».

    A Bruxelles, on déplore un «gâchis».

    L’accord-cadre avec l’UE est abandonné, reste un champ de ruines
    Notre éditorial: L’échec de l’accord-cadre, c’est l’échec du Conseil fédéral
  • Les blocages internes se multiplient

    Plus d’un an après le sabordage de l’accord-cadre, aucun mouvement majeur n’a été opéré. En septembre 2022, Livia Leu, la secrétaire d’Etat à présent chargée du dossier européen, choque la classe politique en affirmant que «l’UE essaie de nous mettre sous pression, mais c’est Bruxelles qui doit bouger désormais». C'est l’exact inverse de la position de Bruxelles, puisque le Conseil fédéral a rompu les discussions avant d’exiger de les reprendre.

    Fin 2022, à l’heure de marquer les 30 ans du vote sur l’EEE, un sondage surprend tout le monde: aujourd’hui, 71 % des Suisses accepteraient un accord du type Espace économique. Formidable ironie de ce conte Suisse-UE, qui ne fait que commencer.

    Suisse-UE: l’interview qui fâche tout le monde
    Les Suisses plébisciteraient un nouvel accord sur l’EEE

Textes: Nicolas Dufour, avec la collaboration de Bernard Wuthrich, Michel Guillaume et Lila Erard.

Photos: Keystone.