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La Question jurassienne, de 1947 à 2019


Le dimanche 13 juin 2017, les citoyens de Moutier ont voté en faveur du rattachement de la ville au canton du Jura. La Question jurassienne semblait tranchée… Jusqu’à l’invalidation du vote par la préfète du Jura bernois, en novembre 2018

  • Création du Mouvement autonomiste jurassien

    Roland Bégulin, ici en 1976 lors d'une prise de position à Moutier.

    Les régions jurassiennes font partie du canton de Berne depuis 1815. Tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, la question du peuple jurassien face à l’«Ancien Canton» s’est posée, dans des termes confessionnels, linguistiques, culturels, voire, au XXe siècle, «ethniques».

    Les experts sont unanimes à considérer que dans ses termes modernes, la Question jurassienne apparaît en 1947. Cette année-là, le Grand Conseil bernois, contre l’avis de l’exécutif, refuse d’attribuer le Département des travaux publics – lesquels concernent en particulier l’aménagement des régions jurassiennes – à Georges Moeckli, le membre jurassien du collège. Les francophones prennent ce vote, confirmé en deuxième lecture, comme un affront.

    Cette année, le Mouvement séparatiste jurassien, futur Rassemblement jurassien (RJ), est créé. Il aura Roland Béguelin (sur la photo, en 1976), un journaliste d’origine politique socialiste, comme penseur et stratège. Dans le même temps, un «comité de Moutier», constitué de notables plus modérés, obtient quelques avancées auprès des autorités bernoises.

    Un article de la Gazette de Lausanne de 1948 sur «les causes du malaise jurassi…
  • Le vote contre l'autonomie

    Les résultats du vote de 1959 dans le détail.

    1959 représente la première heure de vérité pour les autonomistes – et elle leur sera défavorable. Tout en pensant à l’option d’une initiative populaire fédérale, le Rassemblement jurassien commence par lancer une initiative législative cantonale. Si elle est acceptée, celle-ci ouvrirait la voie à une consultation des sept districts jurassiens, ceux du nord (catholiques) et ceux du sud, protestants.

    La récolte de paraphes est un triomphe. Ensuite, le résultat tourne à la catastrophe pour les séparatistes. L’Ancien Canton (donc les Bernois germanophones), refuse, mais aussi les Jurassiens, en raison de la division du nord et du sud. Les districts de Delémont, Porrentruy et des Franches-Montagnes acceptent, tandis que ceux du sud refusent. Au niveau de la population jurassienne dans l’ensemble, le refus se formule à 52%. Chez les autonomistes, ce vote provoque un traumatisme majeur.

    Une «chronique jurassienne, de Rodolphe au séparatisme»
  • Formation des remuants Béliers

    Opération «Tuyau de poêle» du Groupe Bélier à Delémont, 1965.

    Le mutisme imposé par le vote de 1959 ne dure pourtant pas longtemps. Début 1962, les autonomistes du RJ suscitent la création du Groupe Bélier, qui a pour but de mobiliser les jeunes. Les anti-séparatistes répliqueront plus tard avec les Sangliers.

    Dans les Franches-Montagnes, un projet du Département militaire fédéral, d’installer une place d’armes dans la région, provoque une levée de boucliers. Cette polémique réanime la vigueur séparatiste.

    Dans ce contexte de tension croissante naît le Front de libération du Jura, dont les membres estiment que la cause peut justifier le recours à une certaine forme de violence. La faction incendie des installations militaires, pratique le plasticage de sites, et sabote la ligne de train Bienne-Berne.

    En 1966: cinq millions de tracts distribués par les Béliers
  • Agitation des Béliers et tentatives de conciliation

    Occupation de l'ambassade de Suisse à Paris, 1972

    Dans le climat libertaire ambiant, le groupe Bélier fait feu de tout bois, de manière pacifiste et souvent humoristique. Le groupe occupe l’ambassade suisse de Paris, la préfecture de Delémont, et il bloque la voie d’un tram. Malgré le caractère potache de ces actions, le Conseil fédéral panique, craignant une montée en puissance d’une forme de terrorisme. L’armée est mise sous haute tension.

    De leur côté, les autorités bernoises multiplient les tentatives de médiation et d’apaisement. En 1970, le canton adopte un dispositif dit «additif constitutionnel» qui prévoit des votes populaires («plébiscites») organisés un peu comme des poupées russes: un non global n’empêcherait pas des communes de se prononcer ensuite isolément, etc.

    C’est la première fois que le Jura se voit accorder la possibilité d’un destin propre.

    Les pro et anti bernois dans les colonnes de la «Gazette de Lausanne»
  • Le plébiscite sur l’indépendance

    Pour le RJ et les autres, c’est la mère des batailles. Après d’interminables débats sur divers points, dont la question du statut du Laufonnais, les Jurassiens vont voter à nouveau. Le moment commence mal; dans la nuit du 22 juin, veille du vote, un militant autonomiste est abattu par un anti-séparatiste. Il s’agit de la première victime de la Question jurassienne.

    Le 23 juin, 52 % des Jurassiens votent pour l’indépendance. Les divergences régionales n’ont guère changé. Les districts du sud refusent toujours, mais la séparation a gagné quelques voix à Moutier. Dans cette dernière ville, le refus, à 57 %, est plus faible qu’en 1959; raison pour laquelle Moutier deviendra la cible future, et constante, des autonomistes (en vidéo: le contenu sonore d'un disque de débats sur le vote).

    Dans la soirée du 23 juin, malgré la pluie, l’effusion populaire est importante à Delémont. Proche de Roland Béguelin, Roger Schaffter lance la phrase historique: «Il pleut la liberté».

    Une séparation «votée à une faible majorité»
    Il y a 40 ans, les Jurassiens créaient un nouveau canton
  • Les gifles des sous-plébiscites

    Des citoyennes votent à Laufon, 23 janvier 1975.

    Après le vote de juin 1974, les schémas se sont compliqués, quant à la marche à suivre. Au Conseil fédéral, Max Petitpierre appelle à l’apaisement. La «Troisième force», groupe de responsables qui tentent de dépasser l’opposition séparatistes contre pro-Bernois, tente de se faire entendre, avec peine.

    1975 est l’année des «sous-plébiscites» c’est à dire des nouvelles consultations populaires des districts qui ont refusé le rattachement au futur canton du Jura. La campagne est marquée par des manifestations parfois tendues. Le refus est à nouveau affirmé par les votants, jusqu’à Laufon en septembre.

    «Le Laufon restera-t-il bernois?»
  • Création de l’Assemblée constituante et nouvelles tensions

    Manifestation à Moutier, 1975.

    L’Assemblée constituante du futur canton du Jura est formée début 1976. Depuis la fin de l’année 1975, le territoire de la nouvelle entité est délimité: elle sera faite des trois districts du nord.

    La Constituante opère un certain nombre de choix, même de langage – par exemple, les conseillers d’État jurassiens seront des «ministres». Elle valide aussi un article, le 138, qui laisse entendre que d’autres régions, ou communes, non incluses à l’origine dans le futur canton, pourraient le rejoindre. Une telle manière de formuler les choses ouvre la voie à la question de la réunification, c’est à dire l’union du Jura et du Jura bernois. Thème qui prendra du poids dans les décennies suivantes.

    Berne réagit très mal à cette dernière démarche, et rompt les relations en octobre 1976. Les Chambres fédérales, qui se prononceront sur la Constitution jurassienne, émettront la même réserve.

  • La bénédiction de tous les Suisses

    24 septembre 1978:la foule écoute François Lachat, à Delémont.

    En début d’année, les Chambres doivent se prononcer sur le changement de la Constitution fédérale, qui établit l’existence du canton du Jura. Le conseiller fédéral Kurt Furgler pèse de tout son poids, laissant entendre qu’un refus remettrait le feu aux poudres.

    La campagne populaire est marquée par des arguments portant sur la condamnation de la violence des autonomistes. Ceci étant, les principaux partis nationaux plaident pour les Jurassiens, à la seule exception de l’Action nationale, laquelle dénonce les agissements des «terroristes».

    Le 24 septembre, les citoyens suisses sont appelés à se prononcer sur la création du 23e canton du pays. Le oui l’emporte par 82 % des voix. Le canton de Berne approuve à 70 %.

  • L'entrée en souveraineté

    Le premier gouvernement: Roger Jardin, Francois Mertenat, Francois Lachat, Pierre Boillat et Jean-Pierre Beuret.

    Ce n’est pas courant: le 1er janvier 1979, un nouveau canton entre en souveraineté. Le Jura a son premier parlement, et son gouvernement initial, de cinq ministres. Dans un premier temps, les institutions de la République et canton du Jura se casent dans des locatifs de Delémont, faute de place.

    L’heure est à la modestie, même économique: manque de chance, l’horlogerie va connaître sa première grande crise.

    Pourtant, la question de la réunification revient au devant de la scène, en particulier à Moutier. Depuis 1982, la cité du Jura bernois a pour maire un partisan du rattachement au nouveau canton, ce qui laisse augurer de nouveaux mouvements politiques.

    «Instants d'émotion» en 1978, dans la préparation du futur canton
  • L'affaire des caisses noires

    Protestation des Béliers qui reviennent sur la question du Jura bernois, mars 1984.

    Il n’en fallait pas plus pour relancer l’ambition réunificatrice. Un scandale éclate dans le canton de Berne. Le gouvernement bernois a versé illégalement 730 000 francs aux formations anti-séparatistes pour mener campagne durant les sous-plébiscites de 1975.

    Cette révélation ruine toute ambition d’apaisement du côté bernois.

    En 1994, retour sur l'affaire d'il y a 10 ans
  • Après la mort d'un militant, création de l'Assemblée interjurasienne

    Funérailles de Christophe Bader, janvier 1993.

    En 1993, un militant est tué par sa propre bombe, ce qui ravive la plaie de la Question jurassienne. Le Conseil fédéral décide d’intervenir, en plaidant pour une nouvelle médiation. Le raisonnement part de l’idée que la division des Juras a été une erreur qu’il faut corriger. En 1994, les instances concernées créent l’Assemblée interjurassienne, dont la mission ultime – obtenir un levier pour la réunification – paraît limpide, mais dont les moyens, eux, restent moins clairs.

    En 1998, à la faveur d’un vote consultatif, Moutier vote à nouveau sur la question de son appartenance. Le résultat est de 1891 voix pour le Jura, 1932 pour Berne, soit un choix du statu quo à hauteur de 50,5%.

    Le travail de l’Assemblée interjurassienne est une affaire de longue haleine, puisque son rapport «intermédiaire» est publié en 2008. L’option est osée : création d’un nouveau canton, avec un nouveau nom, et fusion massive de communes. Mais avant de déployer ce scénario, il faut un vote de principe du Jura bernois.

    Berne et Delémont signent une déclaration d’intention. Les populations du Jura et du Jura bernois seront consultées sur la création d’un nouveau canton en 2013. Le dispositif prévoit que les communes puissent se prononcer sur leur appartenance cantonale dans un deuxième temps.

    Le Groupe Bélier pleure son disparu, et s'en distancie
  • Le vote sur un canton unique

    Crispations le soir du 24 novembre 2013 à Moutier: des autonomistes contestent une parade en voiture des pro-bernois.

    Le 24 novembre 2013 a lieu ce qui restera sans doute comme l'ultime vote sur la réunification, le rattachement du Jura bernois au canton du Jura.

    La campagne est vive, marquée par des arguments économiques. Pour les anti-séparatistes, la fuite depuis le solide canton de Berne, en bonne forme, vers le frêle Jura, endetté et miné par son exode des cerveaux, serait aventureuse. Le gouvernement jurassien, lui, fait valoir une nouvelle dynamique régionale, basée notamment sur l’attractif axe bâlois.

    Las, le Jura bernois rejette le projet à hauteur de 71,8% des voix, pendant que le Jura le soutient à 76,6%. Pour la première cependant, Moutier vote en faveur du Jura.

    La Question jurassienne se réduit
  • Moutier vote le rattachement au Jura

    Sur la place de la gare de Moutier, 13 juin 2017.

    Euphorie dans les rues de Moutier, le dimanche 18 juin 2017, sous un soleil de plomb. A 17h20, les autorités ont annoncé les résultats du nouveau vote de la ville à propos de son appartenance cantonale: à 51,7 % des voix, les Prévôtois ont opté pour rattachement au Jura.

    En 1974 et 1975, la cité avait refusé de faire partie du futur nouveau canton. Plus tard, à deux reprises dont le vote de 2013, les votants ont penché pour le Jura. Le résultat du 13 juin 2017 confirme ce penchant.

    Selon les responsables et observateurs, même si d’autres consultations auront lieu, cette décision de Moutier marque la fin institutionnelle de la Question jurassienne. Moutier sera incorporée au canton en 2021. D'ici là, en 2019, le Jura célébrera ses 40 ans. Peut-être apaisé.

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  • A Moutier, la préfète a invalidé un vote «entaché d’irrégularités»

    La Question jurassienne n’est pas close. La préfète du Jura bernois, Stéphanie Niederhauser, annonce qu’elle admet six des sept recours contre le scrutin du 18 juin 2017. En cause: une information de la municipalité assimilée à de la «propagande» et une tenue très aléatoire du registre électoral.

    Dans ses considérants, la préfète s’est basée sur la jurisprudence récente du Tribunal fédéral. Pour ce dernier, l’autorité n’est pas tenue à un devoir de neutralité, mais elle doit respecter un devoir d’objectivité, «ce qui exclut des interventions excessives et disproportionnées s’apparentant à de la propagande propres à empêcher la formation de l’opinion».

    C’est ce que reproche la préfète au Conseil municipal de Moutier et en particulier à son maire, Marcel Winistoerfer. Selon elle, à plusieurs reprises, celui-ci a oublié sa fonction pour se comporter en militant.

    La décision a été attaquée devant le Tribunal administratif cantonal bernois par le camp autonomiste. 

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  • L’annulation du vote du 18 juin 2017 est confirmée

    Rejetant les recours déposés contre la décision de la préfecture d’invalider le scrutin du 18 juin 2017, le Tribunal administratif bernois entérine son l’annulation. Le communiqué du Tribunal est cinglant: il fait état de «graves violations de droit» de la part des autorités prévôtoises organisatrices du vote. Il pointe du doigt l’activisme du maire de la ville, Marcel Winistoerfer, ainsi que de graves manquements dans la tenue du registre électoral.

    Il s’agit d’une nouvelle défaite pour les partisans du rattachement de Moutier au canton du Jura.  Les autonomistes appellent à la «révolte». Valentin Zuber, porte-parole de Moutier ville jurassienne, dénonce «une décision politique, à charge et sans objectivité».

    Du côté pro-Bernois, on estime que «justice a été rendue» et on réclame le départ des autorités de la commune, coupables de «magouilles à large échelle» qui ont amené à «un fiasco démocratique».

     

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  • Le Conseil municipal de Moutier annonce la nouvelle votation le 21 juin 2020

    Le Conseil municipal de Moutier décide de fixer au 21 juin 2020 la nouvelle votation sur l’appartenance cantonale, partant du constat qu’il n’y aura pas de recours au Tribunal fédéral.

    Le maire de Moutier, Marcel Winistoerfer déclare «avoir pris acte que les recourants individuels au Tribunal administratif ont annoncé qu’ils renonceraient à saisir le Tribunal fédéral», ajoutant que la municipalité n’a pas la qualité pour recourir en matière de droits politiques. La municipalité n’aurait pu saisir la juridiction suprême que pour se plaindre d’une atteinte à son autonomie communale, ce qui n’apparaît pas être le cas en l’espèce, a ajouté le maire.

    «Cette date n’est toutefois pas gravée dans le marbre», a déclaré Valentin Zuber, membre du Conseil municipal et désormais chargé de la délégation aux affaires jurassiennes. «Le plus important est que le nouveau vote soit inattaquable.»

    Lors d’assises le 12 septembre, les Prévôtois pro-jurassiens ont recommandé aux recourants de revoter au plus vite sur la question de l’appartenance cantonale de la ville de Moutier, préférant très majoritairement cette option à un recours auprès du TF pour éviter une longue procédure.

     

    Moutier: la nouvelle votation devrait avoir lieu le 21 juin 2020

Textes: Nicolas Dufour, Lise Bailat, avec «La Question jurassienne», Alain Pichard (coll. Le Savoir suisse, PPUR).

Images: Keystone, Mouvement autonomiste jurassien.